Tiphaine Robert : Des migrants et des revenants

Tiphaine Robert : Des migrants et des revenants

migrants et revenants

1956 et 1963 mille sept cent cinq (1 705) réfugiées et réfugiés hongrois ont abandonné le « paradis suisse » pour retourner dans l' « enfer communiste ».

Nous découvrons ce fait surprenant dans l'ouvrage de l'historienne Tiphaine Robert. Son volume a reçu plusieurs prix en France et en Suisse (1).

La note sur l'édition, figurant au début du livre avertit le lectorat. Il est issu d’une thèse de doctorat en histoire et en conserve les codes (notes de bas de page, annexes, etc.). Cet ouvrage est dense mais se veut digeste, ce qu’il est incontestablement : les 400 pages de textes se lisent comme un roman. Dans cette note, l’autrice relève encore que la lecture peut se faire de manière sélective :

« les réfractaires aux longues introductions seront pardonnés s'ils et elles ne font que la survoler. Les incollables en histoire de la Hongrie pourront sans problème sauter la première partie. Le lectorat très averti qui ne s'intéresse qu'à une histoire inédite basée sur des sources originales passera directement à la deuxième, voire à la troisième partie portant sur le phénomène du rapatriement ».

Si vous aimez lire et que vous êtes curieux, je vous conseille de ne pas seulement survoler l'introduction. Vous y apprendrez des choses intéressantes notamment sur les méthodes de l’historienne (qui base son analyse sur un vaste corpus de sources entre Paris, Genève et Budapest (2)), sur la Convention de Genève de 1951 et le statut des réfugiés, sur la volonté politique de forger une image idéalisée des réfugiés.  

Quant à la question du rapatriement – un impensé de l’historiographie de 1956 – l’autrice le dit elle-même : elle ne pouvait l’analyser sans aborder l'émigration de 1956 et l'immigration en Suisse, pays qu’elle a choisi comme cas d’étude. Son livre suit donc le fil d'une histoire en trois volets (émigration ; immigration ; retour) sur la trace du parcours de personnes qui migrent dans un contexte donné.

Elle commence donc à raconter cette histoire en présentant le contexte et les circonstances de l'émigration. Cette première partie est une forme de synthèse de l'histoire de l'Europe de l'Est entre 1945 et 1956 et une analyse des motivations de l'exode.

La deuxième partie raconte l'arrivée et de l’accueil des Hongroises et Hongrois, de l'enthousiasme à l'essoufflement, des structures mises en place, des motivations puis des déceptions des accueillants et des accueillis.

La nouveauté de la recherche est surtout dans la troisième partie, les retours. Ce qui, à prime abord, semble être une affaire personnelle – déceptions face aux rêves, aux contraintes, l'inadaptation à la nouvelle culture et le mal du pays – est complété par les enjeux politiques et de propagande. Comme elle le dit elle-même, à travers cette histoire, l’autrice montre à quel point les trajectoires n'ont rien d'un simple voyage d'un point A à un point B. Et aussi comme ces mêmes trajectoires sont instrumentalisées, dans le cas de 1956, des deux côtés du Rideau de fer.  

Pour les pays du bloc soviétique, chaque retour permet de discréditer les pays capitalistes. Les autorités utilisent divers moyens pour convaincre leur (ex)concitoyens à abandonner leur nouvelle résidence à l’Ouest au profit de l'ancienne. La question des rapatriements suscite une bataille diplomatique de longue haleine entre l'Autriche et la Hongrie. Dans les pays occidentaux, ces retours au contraire sont bien souvent tus car ils « cassent » un peu l’ambiance anticommuniste de 1956.

On lit avec intérêt les procédures de rapatriement et le rôle joué par le HCR : « ... le HCR se présente en médiateur entre Est et Ouest. Il prévoit une disposition : avant de rentrer, et cela depuis n'importe quel pays, les réfugiées et réfugiés doivent signer une déclaration qui stipule qu'ils ont pris leur décision de rapatriement en toute liberté et qu'ils donnent leur accord pour être remis aux autorités hongroises. En participant indirectement au rapatriement de quelques milliers de personnes, l'organisation onusienne reconnaît que certains d’entre elles souhaitent renter. Controversée, cette opération est attaquée par certains gouvernements occidentaux qui considèrent le rapatriement vers des pays socialistes comme « impensables ». Face à ce problème inattendu, les dirigeants du HCR adoptent une position qui se veut neutre tout en répétant que le HCR veillera à ce que les retours soient le résultat d'une décision libre, exempte de pressions externes. »

Des extraits de journaux et de rapports mettent en lumière la manière appréhender le phénomène par les divers acteurs du drame. Nombre de médias occidentaux – pour expliquer ces retours – mettent en avant l’échec et les erreurs de ceux qui rentrent dans la Hongrie de Kádár, qui ne seraient pas à la hauteur de l’Ouest. Sur un ton moralisant, un article juge : « La Suisse et l’Ouest n’ont jamais affirmé que le monde libre soit comparable au paradis. Les avantages et les bienfaits de la liberté doivent, comme tout don terrestre, s’acquérir à la sueur de son front et se mériter. » La presse communiste des deux côtés du rideau de fer exploite quant à elle les déceptions, parfois bien réelles, des réfugiéˑeˑs. Un journal de la gauche ouvrière clame : « Les réfugiés sont en train de faire une expérience pénible : celle du capitalisme ». On met en avant comme raisons de leur retour les défaillances des démocraties chrétiennes, dans le cas de la Suisse : les conditions de travail difficiles, les discriminations que subissent les étrangers en Suisse, l’omniprésence de la police des étrangers, les politiques sociales défaillantes, la cherté de l’assurance maladie, etc.

Pour mener à bien cette recherche, Madame Robert a bénéficié d'une bourse du Fonds national suisse et a pu poursuivre ses recherches outre les diverses archives, à Budapest à l'Académie hongroise des sciences, à Paris à l'EHESS. Elle a eu des entretiens avec une vingtaine de témoins qui ont vécu l’exil suite aux événements de 1956. Pour illustrer l'état d'esprit des acteurs de l'époque, elle utilise des extraits des œuvres de Milan Kundera, Agota Kristof, etc. Tous ces témoignages ont comme point commun de remettre en question « le mythe des réfugiés hongrois » et plus généralement des réfugiés de la guerre froide qui se seraient mieux intégrés que d’autres réfugiés ou migrants et qui auraient tous été satisfaits de leur choix d’avoir fui les démocraties populaires. Dans un contexte de bienveillance à leur égard, les autorités des pays occidentaux, les médias et les œuvres d’entraide ont tout fait pour favoriser cette intégration tout en travaillant au maintien de leur (bonne) image auprès de la population. Dans le même temps, les autorités des pays d’Europe de l’Ouest faisaient tout pour que les autres étranger-e-s ne restent pas dans les pays qui les employaient comme main d’œuvre bon marché. Cet accueil différencié mis en avant dans le livre est un phénomène classique. Il montre que les politiques d’accueil dépendent très largement du contexte géopolitique et des intérêts des états d’immigration » et peu d’éléments « universels ». Pour autant, cela ne veut pas dire, comme le montre l’autrice, que la vie était rose pour celles et ceux qui ont bénéficié de cet accueil 5 étoiles. Elle met bien en avant cette forme de schizophrénie entre bienveillance, paternalisme parfois, et l’extrême froideur structurelle des autorités des pays occidentaux avec tous les immigrés, même fuyant le bloc communiste.

L’ouvrage devrait être bientôt traduit en hongrois.

Bálint Géza Basilides

 

(1) : Pour la thèse : Prix Hungarica (Institut hongrois de Paris) ; Prix Suisse-Europe de l’Université de Fribourg (Prix Urs Altermatt). Pour le livre Prix Auguste Bachelin.

 

(2) : La liste des sources est détaillé sur 42 pages.

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