Responsabilité individuelle et amnésie collective : "Les Amnésiques" de Géraldine Schwarz traduit en hongrois

Responsabilité individuelle et amnésie collective : "Les Amnésiques" de Géraldine Schwarz traduit en hongrois

Géraldine Schwarz

L'ouvrage Les Amnésiques de Géraldine Schwarz, nommé Prix du livre européen en 2018, a été publié en hongrois par les éditions Kalligram à la fin du mois de novembre. La Hongrie est le premier pays de l'est à proposer une traduction de ce livre mêlant témoignages et recherches historiques et qui a connu un grand succès en Europe occidentale. À cette occasion, le Goethe Institut et l'Institut français ont organisé une visio-conférence intitulée "Responsabilité individuelle et amnésie collective" avec l'autrice et les deux traducteur.ice.s, Péter Ádám et Kornélia Kiss.

Logos Goethe  Institut et Institut français

Géraldine Schwarz est une journaliste née d'un père allemand et d'une mère française vivant à Berlin. Elle enquête depuis quelques années dans les archives des services secrets allemands et son ouvrage, partant d'un témoignage personnel, donne l'occasion de parcourir une enquête sur trois générations autour du travail de mémoire et des mécanismes sociologiques et psychologiques qui permettent à des régimes autoritaires de s'appuyer sur la majorité silencieuse pour s'imposer.

Tout commence dans la ville de Mannheim d'où est originaire le père de Géraldine Schwarz lorsque cette dernière décide d'explorer l'héritage du nazisme dans sa propre famille. Elle y découvre alors que non seulement son grand-père a acheté une entreprise juive en 1938 à prix bradé, mais qu'il a en plus refusé de payer un quelconque dédommagement au seul survivant de la famille qui s'était faite spoliée. La découverte de la correspondance épistolaire de deux ans entre son grand-père et l'héritier de la famille Löbmann est le point de départ d'une enquête sur le travail de mémoire en Allemagne mais aussi dans le reste de l'Europe. La rencontre de son père avec une française, fille d'un gendarme sous Vichy, est par exemple l'occasion d'une comparaison avec la France. Le voyage de l'autrice traverse ensuite l'Italie, l'Espagne, l'Autriche ou les pays de l'Est dans le but de comprendre comment s'articule le concept clé de son propos dans ces différents pays : le rôle des Mitläufer dans la mise en place et le maintien des autoritarismes.

Couverture et autrice

Les Mitläufer, ce sont ces gens comme tout le monde, qui ne font ni partie des élites politique au pouvoir, ni partie des réseaux de résistance, ce sont ces gens qui "marchent avec le courant". C'est la transcription la plus exacte que l'on peut en faire car ce mot n'existe qu'en allemand, ce qui est d'ailleurs fortement symbolique souligne Géraldine Schwarz. Dans son livre, elle résume ainsi : "Je n'étais pas spécialement prédestinée à m'intéresser aux nazis. Les parents de mon père n'avaient été ni du côté des victimes, ni du côté des bourreaux. Ils ne s'étaient pas distingués par des actes de bravoure mais n'avaient pas non plus péché par excès de zèle. Ils étaient simplement des Mitläufer". Une vieille dame d'origine tchèque témoigne aussi de la simplicité du raisonnement : "Avant, nous ne mangions que des pommes de terre, et après l'annexion [de la République tchèque par l'Allemagne nazie en 1938] nous avions de la viande dans notre soupe".

L'autrice explique ainsi que pendant des années, suite à la chute du régime hitlérien, le peuple s'est considéré comme première victime du nazisme, oubliant complètement son statut de soutien silencieux face au sort des minorités juives, sexuelles ou ethniques. Géraldine Schwarz met ainsi en garde contre le déni : "De manière générale, les Français avaient acquis la réputation d'être la puissance d'occupation la plus magnanime envers les anciens responsables nazis. Le fait que la France avait étroitement coopéré avec le IIIème Reich et que son administration après la guerre était encore truffée d'anciens collaborateurs de Vichy qui redoutaient que les accusations contre les nazis ne se retournent contre eux a certainement pesé sur cette mansuétude. Or, à se convaincre pendant cinquante ans que « Vichy, ce n’est pas la France », la France n'a pas creusé certaines questions fondamentales : Comment passer d'une dictature à une démocratie ? Jusqu'où remontent les racines de l'extrême-droite et de l'antisémitisme français ? Comment changer la mentalité d'un peuple, des Mitläufer français ?". Lorsque De Gaulle clame fièrement que toute la France a été résistante, il se débarrasse d'un héritage encombrant, laisse penser que ce n'est qu'une petite minorité d'hommes qui a imposé de force ses idées à la population. Même la police fut glorifiée comme résistante alors qu'elle avait organisé des rafles et la surveillance de camps, toute l'administration était concernée, et au-delà toute la population par son silence a collaboré. On constate une dynamique similaire en Hongrie, on peut par exemple parler de la polémique qu'a causé la construction d'une statue représentant un ange (la Hongrie) se défendant contre l'aigle nazi. Cette statue réalisée avec l'argent public sans consultation préalable des citoyen.ne.s donne une fausse image du pays et un mémorial sauvage s'est d'ailleurs mis en place à son socle, rappelant le triste sort de la communauté juive. Ce mémorial est régulièrement attaqué par des groupuscules fascistes.

Statue et mémorial sauvage

Cela mène au point suivant de la réflexion de Géraldine Schwarz : comment éviter de reproduire aujourd'hui les erreurs d'hier ? Elle explique qu'en Allemagne la rupture a eut lieu lorsque les jeunes générations ont commencé à demander des comptes aux précédentes, dans les années 1980. Elle souligne alors que des historien.ne.s ont rompu avec le récit classique pour aborder les assassinats de masse de la seconde guerre mondiale comme "le résultat d'une multitude d'initiatives criminelles individuelles, prises à la fois sur le terrain et dans les labyrinthes de la bureaucratie prolifique du Reich". Cette nouvelle thèse était alors dérangeante car "elle ne permettait plus de rejeter toutes les responsabilités sur les représentants de l'État et forçait à imaginer des centaines de millier de coupables". La victimisation systématique dans les années cinquante, où le déni conscient et solidaire permettait au peuple de nier ce qu'il s'était passé en s'apitoyant sur son sort, s'est alors vu mise face à ses torts : "Ils posèrent la question à leurs parents : et vous qu'avez-vous fait sous le IIIè Reich ? Il ne s'agissait plus seulement d'accuser les pires criminels nazis, les hauts responsables, les meurtriers, les monstres, mais de lever le voile sur l'attitude des autres, ces dizaines de millions de Mitläufer qui s'étaient fait oublier à la faveur du tabou qui pesait sur le fait que la majorité du peuple allemand avait été solidaire avec le Führer." En effet, bien qu'on ne puisse nier les difficultés vécues par le peuple et que le secret sur la Solution Finale était bien gardé, "on ne peut dédouaner le peuple de sa responsabilité d'avoir laissé persécuter et piller ses voisins, ses collègues, les commerçants de sa rue, d'y avoir parfois participé, et d'avoir assisté sans protester aux déportations. Car s'il est vrai qu'il était difficile d'imaginer Auschwitz, il était impossible de n'avoir « rien vu, rien entendu » et, pour certains aussi « rien fait », comme la génération de mes grands-parents a prétendu jusqu'à sa mort".

Ce changement de paradigme permet de réfléchir l'Histoire autrement : "La formule « devoir de mémoire », en mêlant une obligation à une émotion, n'a pas aidé à arrondir les angles. Ainsi, en Allemagne on parle de « Vergangenheisbewältigung », travail de gestion du passé". Géraldine Schwarz explique ainsi qu'il est nécessaire de faire preuve d'empathie, que cela est indispensable pour mettre en place une réparation des victimes, mais que si l'on souhaite vraiment ne pas reproduire le passé alors il faut aussi se placer du point de vu des coupables. Selon elle, il n'est pas seulement intéressant d'étudier les victimes mais aussi et surtout de comprendre les mécanisme et dynamiques qui ont mené à en faire des victimes. Elle rappelle que certaines personnes rejettent l'étude de l'Histoire car soit disant "le passé est le passé", mais que, même si les faits ne peuvent pas se reproduire, l'enchaînement de mécanismes, de pensées, de discours menant à des résultats similaires sont en cours. Cette amnésie mémorielle mène à une lourde crise en Europe, où les discours d'extrême-droite se banalisent dans l'ignorance générale comme ce fut le cas dans les années 1930. Et à trop se dire que le problème vient des autres, nous sommes encore aujourd'hui des Mitläufer.

Maïa Casimir-Favrot

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