Mémoires du Danube

Mémoires du Danube

Mémoires du Danube

Rencontre avec Thomas Gabriel Leichtner autour de son livre

Avec son roman « Mémoires du Danube », Thomas Gabriel Leichtner (dont le nom de famille est Thomas Degré) nous livre un roman personnel, emprunt de mystère et d’Histoire. Imprégné d’enquêtes et d’autobiographie, son livre nous offre un juste mélange des deux, mâtiné de pure fiction. A la frontière entre la Hongrie et la France, plusieurs destins vont s’entrecroiser et se lier, tout au long d’une investigation qui prend sa source dans l’histoire de l’occupation hongroise par l’Allemagne nazie.

Le livre est sorti en France ces jours-ci et sera présenté prochainement au Salon du livre de Bruxelles. En attendant une présentation à Budapest nous avons rencontré l'auteur entre Paris et Budapest.

JFB : La Hongrie occupe une place essentielle au sein de votre roman, tant par les descriptions de Budapest que par les origines des personnages. Ayant vous même des racines hongroises, quels sont les liens que vous entretenez actuellement avec ce pays ?

T. G. L. : J’ai très peu de liens avec la Hongrie. Né à Budapest en 1944, exilé en France à l’âge de deux ans avec ma mère, je n’y suis retourné pour la première fois qu’en 1965. Toute ma famille ayant été décimée pendant la guerre (en particulier mon père, mes grands-parents maternels et paternels) je n’y ai retrouvé que la nourrice qui s’était occupée de moi, bébé. J’ai encore eu l’occasion de découvrir « mon pays » à trois reprises : en 1971, année de mon mariage, dans les années 80, et dernièrement, en l’an 2000, pour passer le réveillon de la Saint Sylvestre à Budapest. Mais ce furent toujours de brefs séjours, insuffisants pour prétendre bien connaitre ce pays.

Alors pourquoi avoir choisi la Hongrie, et en particulier Budapest, pour situer en partie l’action de mon roman ? Comme je le développerai plus loin, la Hongrie est intimement liée à mon existence, non parce que j’y suis né, mais du fait de l’assassinat de mon père par les Croix fléchées en novembre 1944 sur les rives du Danube. Tout comme je l’avais fait pour mon père adoptif, Nicolas, avec mon premier livre De Budapest à Paris (qui, contrairement à Mémoires du Danube, se passe principalement en France) je voulais depuis longtemps écrire sur ce père de naissance, Sanyi (Alex), afin de laisser une trace de sa trop courte existence.

JFB : Aujourd’hui auteur de plusieurs romans, cela n’a cependant pas toujours été votre métier : comment en êtes-vous arrivé à ce processus d’écriture, ainsi qu’à cette envie d’écrire sur vos origines, votre histoire ? Y a t’il eu un besoin de rupture avec votre vie passée, ou considérez-vous cela comme une suite logique ?

T. G. L. : De formation, je suis plutôt un scientifique : mathématiques appliquées, modélisation. L’université terminée, j’ai trouvé facilement un travail (dans les années 70, il y avait le plein emploi en France) dans un organisme public qui s’occupait de la gestion des ports. J’ai ainsi enquêté dans plusieurs d’entre-eux, Le Havre-Antifer, Fos-Marseille, Nantes-St. Nazaire, Bordeaux, Rotterdam, Hambourg …, pour les « simuler », comme on disait à l’époque, c'est-à-dire en faire des maquettes informatiques, afin d’en améliorer certains aspects. De là est né mon amour pour les ports. Est-ce cet univers de navires en partance, de clapotis, de brûme, de marins qui m’a incité à écrire ? Peut-être. J’avais la trentaine et c’est à cette période que j’ai commencé à rédiger des poèmes en prose, des textes plus ou moins longs. Je me rappelle avoir écrit une nouvelle d’une quarantaine de pages appelée « Le cœur dans la tête », quelque chose d’assez poétique qui avait bien plu à Maurice Nadeau, grand éditeur décédé en 2013 à plus de cent ans, mais qu’il ne pouvait publier, une nouvelle ne faisant pas un livre. Malgré cet encouragement, je n’avais pas poursuivi. Je suis assez paresseux et j’avais d’autres chats à fouetter. Le travail. La vie… Ce n’est qu’à la retraite, à soixante-cinq ans passés, que le virus de l’écriture m’a repris. Nous étions à Cuba, en décembre 2011 avec ma femme, un voyage magique baigné de musique et de rhum. C’est au dos d’un plan de la Havane que j’ai jeté les premiers mots de De Budapest à Paris évoqué précédemment. De retour à Paris, j'ai continué, cette fois...

JFB : La préface nous permet d’identifier le fait que certains éléments de votre ouvrage sont tirés de votre vie : y a-t-il une grande part autobiographique au sein de ce dernier ? Vos personnages sont-ils clairement inspirés de votre entourage, ou sont sortis de votre imagination ?

T. G. L. : Il y a bien sûr des aspects autobiographiques dans Mémoires du Danube : comme je l’ai déjà dit, je suis moi-même né à Budapest en août 1944 ; mon père a été assassiné par les Croix fléchées sur les rives du Danube en novembre de la même année et après sa disparition, ma mère a dû se protéger avec moi, bébé, des bombardements, des rafles et des persécutions perpétrées par les SS et les Nyilas (les Croix Fléchées). Mais âgé de seulement trois mois au moment des faits, je n’en avais évidemment aucun souvenir, et ma mère, tombée en dépression après la guerre, ne m’a rien raconté, une fois exilée en France, ni de sa rencontre avec mon père dans les années 30, ni de leur courte vie commune, ni de ses conditions de survie avec moi, dans une ville en lambeaux et en état de siège. Mon objectif étant d’écrire sur cet homme dans le cadre de la Budapest occupée par l’Allemagne nazie, il m’a donc fallu faire appel à la documentation et à la fiction.

Comme vous l’avez noté, quelques-uns de ces éléments autobiographiques sont en effet dévoilés dans l’avant-propos de ce livre, ainsi que mon objectif. Ensuite commence le roman proprement dit, une pure fiction qui se suffit à elle-même et vit sa propre vie. Bien entendu, entre les deux, il y a des liens que le lecteur sera tenté, ou non, de découvrir. Mais peu importe, puisque ce roman parle aussi bien de moi, des autres, de lui…

JFB : On remarque de nombreuses références, notamment littéraires et cinématographiques, disséminées tout au long des pages : quelles ont été vos diverses sources d’inspiration, où puisez-vous cela ?

T. G. L. : En me lançant dans ce roman, je n’avais aucune idée de sa construction et de sa mise en tension narrative. Je savais seulement qu’il se terminerait, de nos jours, à Budapest, devant le Mémorial "Les chaussures au bord du Danube", ce monument édifié en 2005 sur la rive gauche du fleuve en hommage aux victimes juives qui y ont été assassinées en 1944 par les Croix fléchées. L’histoire s’est ensuite imposée au fil de l’écriture, une fiction faisant appel à l’imagination, évidemment, puisque je ne pouvais écrire sur mon père à partir du peu que je connaissais de lui : cela n’aurait donné que quelques pages. Mais indépendamment de cette méconnaissance, je suis un adepte de la forme romanesque, même si l’objectif est d’écrire sur la réalité. Comme le proclame Philippe Forest, écrivain et essayiste français : « C’est le roman qui permet d’atteindre le cadavre vrai, celui de la personne aimée dans le moment insoutenable de la perte. » Le grand auteur hongrois Imre Kertész lui-même, rescapé des camps nazis à quinze ans, prix Nobel de littérature, affirme aussi que le secret est le roman, et que son Être sans destin « est tout simplement un roman. »

Ignorant beaucoup de choses de la Hongrie d’hier et d’aujourd’hui, j’ai par ailleurs dû faire appel à la documentation. Les livres de Sándor Márai, en particulier, indépendamment du fait qu’ils sont magistralement écrits, sont à eux seuls des sources inépuisables de renseignements ; Journal: les années hongroises 1943-1948 par exemple,  Libération, ou, dans une moindre mesure, Ce que j’ai voulu taire, contiennent énormément de détails sur la période qui m’intéressait. D’autres références m’ont été utiles, comme Vers l’innommable d’André Lorant (2020, L’Harmattan Éd.), en particulier sur le Service du travail obligatoire auquel certains Juifs hongrois étaient astreints, ou sur les maisons étoilées (csillagos ház) de Budapest, ces maisons où étaient regroupés les Juifs de Budapest avec l’idée de faciliter leur déportation vers les camps (à ce propos, le site http://www.yellowstarhouses.org/#overlay=about  est extrêmement bien fait).

Pour la Budapest des années Viktor Orbán II (2010-2014), où a lieu aussi une partie de l’intrigue, ne m’étant pas rendu dans cette ville depuis 2000 ainsi que je l’ai signalé, j’ai eu recours à internet. C’est fou ce que l’on peut glaner comme information sur la toile ! Avec Google Maps, nous pouvons cheminer dans une rue presque comme si nous y étions. L’avenue Andrassy, le pont des Chaînes, la rue József Attila, l’ancien quartier juif, le café Művész et d’autres lieux où se situe l’action n’ont ainsi presque aucun secret pour moi. N’y manquent que la rencontre en chair et en os avec les humains et la perception de l’atmosphère, comme dirait une certaine Arletty dans Hôtel du Nord… (voilà un exemple de références cinématographiques qu’en effet, je prends plaisir à insérer dans mes textes, quand le contexte le justifie).

JFB : L’intrigue, bien que rattachée au passé nazi de la Hongrie, est profondément ancrée dans l’histoire actuelle du pays. Aujourd’hui qualifiée « d’autocratie électorale » par l’Union européenne, quel regard portez-vous sur cette appellation, et plus largement sur le régime d’Orbán ?

T. G. L. : Treize années de pouvoir continu par ce même homme ne semblent pas ranger la Hongrie du côté des démocraties libérales, c’est le moins qu’on puisse dire. Je ne puis évidemment que déplorer cet état de fait et répéter ici ce que j’ai écrit aux pages 34-35 de mon roman. Il me semble que la Hongrie, sous le régime actuel, glisse chaque jour un peu plus vers le régime instauré par l’Amiral Horthy en 1920, aux boucs émissaires d’hier, les Juifs, etc., étant substitués aujourd’hui les journalistes, les artistes…La clôture anti-migrants construite entre la Hongrie et la Serbie est pour moi une honte. Cela dit, presque partout en Europe, il y a ce regain des nationalismes, en Hongrie, en Hollande, en Autriche, en Pologne, aujourd’hui en Italie et bientôt, je le crains, en France. Nous n’avons pas de leçons à donner à quiconque et il est urgent selon moi de définir à l’échelle de l’Union Européenne une véritable politique d’accueil des réfugiés.

Propos recueillis par : Éva Vámos, Lena Chenut, Damin Louise et Pierre Sandrin

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