Prélude à l'année Cziffra

Prélude à l'année Cziffra

Prélude à l'année Cziffra

Rencontre avec Réjane Molina, historienne de la Fondation Cziffra et impresario du maître

A l'approche du Nouvel An nous avons rencontré Réjane Molina virtuellement pour évoquer György Cziffra et l'histoire de la Fondation Cziffra avant les festivités prévues en 2021 pour le centenaire de la naissance de ce grand pianiste de renommée internationale.

Réjane Molina : Ma toute première rencontre avec Georges Cziffra fut plus une découverte qu’une véritable rencontre : Maman, pourtant sur le point d’accoucher, m’a emmenée écouter son premier concert en France au Châtelet le 2 décembre 1956. J’avais quatre ans. L’ambiance de la salle était électrique, peut être comme celle de son dernier récital à Budapest, mais pour des raisons différentes. Le concerto en mi bémol de Liszt a été longuement applaudi, et 3 bis lui furent demandés. L’Orchestre Colonne de Georges Tzipine l’a merveilleusement accompagné, comme dans le récital donné peu après à la Salle Pleyel, le 15 janvier 1957, où il a interprété des œuvres de Mozart, Chopin, Schumann, Weber, plusieurs pièces de Scarlatti et la 6ème Rhapsodie de Liszt et les pièces virtuoses que sont le Vol du Bourbon de Rimski-Korsakov et la Danse du Sabre d’Aram Khatchaturian. Cela a déchainé les passions – comme je le revois d’après les coupures de presse de l’époque. Je ne pouvais pas savoir à quel point Cziffra, ce musicien hors du commun allait marquer ma vie, ma carrière professionnelle.

Éva Vámos : Vous avez accompagné Cziffra à un moment important de sa carrière tout en assurant l’organisation de ses célèbres récitals. Comment avez-vous choisi le programme de ses récitals et que pouvez-vous nous dire des concerts auxquels vous avez assisté ?

R. M. : De tous les concerts auxquels j’ai assisté, je souhaiterais vous parler de celui de l’inauguration de la Chapelle Saint-Frambourg, qu’il venait de faire restaurer à Senlis, le 24 septembre 1977, et qu’on a dû refaire la semaine suivante, tant les demandes étaient nombreuses. Il a joué entre autres le Concerto de Grieg en le mineur, et c’est à partir de là que les organisateurs de concerts ne lui ont plus imposé de ne jouer quasiment que Liszt, Chopin ou Schubert, ce qui était un réel problème chaque fois que j’avais à lui soumettre une proposition. Pour introduire Schumann (que Soleyka, son épouse aimait tant), Debussy, Ravel et d’autres avec son assentiment, il a fallu au déployer des trésors d’ingéniosité et de diplomatie. La musique française de l’époque classique, il l’a découverte à son arrivée en France : Lully, Couperin, Rameau. Il en mettait souvent en première partie de son programme. Il aimait tant les Préludes de Debussy même ceux de César Franck ! Puis on a reconnu qu’il était vraiment habité, on a loué sa voix interne, la finesse de ses sonorités, ses chants médians qu’un pouce anormalement écarté lui permettaient de faire si joliment ressortir. Là où l’on ne parlait avant que de technique, on a vu alors fleurir des termes comme « enchantement », « ravissement », des sonorités amoureusement façonnées. Ceux qui l’ont approché savent combien il était travailleur. 8 à 10 heures quotidiennes avant les concerts et les enregistrements. De plus il emportait son petit clavier muet. Il travaillait simplement et efficacement. Je garde des affiches de ses concerts qu’il a donnés à travers toute l’Europe dès novembre 1957 à Vienne à Londres et au Havre, à Paris au Théâtre des Champs-Elysées – après avoir quitté la Hongrie.

É. V. : Vous avez travaillé pendant de longues années avec Georges Cziffra à sa Fondation, et vous êtes devenu amis avec le couple Cziffra. Après tant d’années quels souvenirs gardez-vous de cette longue période ?

Prélude à l'année CziffraR. M. : J’ai même gardé quelques prises de vue précieuses où nous étions en croisière sur le Danube, à Budapest ou des deux György (le père et le fils), puis à Montmorency où dans notre jardin, on avait coutume de fêter l’anniversaire de Soleyka avec une paella d’une bonne vieille recette familiale. C’était du soleil sur la table et dans les cœurs. 

Je suis restée en relation avec le couple Cziffra jusqu’en 1986. Nous avions des échanges épistolaires (que de cartes nous sommes-nous envoyées !), téléphoniques, ou bien nous nous rendions visite. Plus tard, je les ai accompagnés dans plusieurs de leurs voyages. En particulier à Stresa, où il a un temps été tenté de prendre sa retraite. Il aimait l’Italie, nous sommes allés sur les traces de Liszt, les années de pèlerinage...

Depuis que le général de Gaulle lui avait octroyé la nationalité française (1968), il cherchait comment remercier concrètement la France de l’avoir accueilli avec sa famille.

Nous voyions parfois, grâce à des relations communes, André Malraux, alors ministre de la culture, qui a magnifiquement œuvré pour la restauration des monuments historiques en péril. Malraux était féru d’histoire, et savait qu’Hugues Capet, avait été élu Roi à Senlis, dans la collégiale primitive. Celle de la reine Adélaïde, dont on voit encore des vestiges dans la crypte. 

C’est alors qu’en 1973, il lui a soumis cette idée d’acheter la chapelle royale Saint-Frambourg et de la restaurer.

Cette idée les a d'emblée séduits tous les deux. Georges l’a d'ailleurs prise pour un signe du destin. Non seulement il pourrait laisser quelque chose d’impérissable à son pays d'adoption, mais il réaliserait son vieux rêve, à savoir créer une Fondation dans le but d’aider de jeunes artistes de talent à démarrer leur carrière, en souvenir de ses débuts difficiles. 

Non pas en leur donnant une bourse, mais en leur offrant un bel écrin et un public assuré. Ce projet qui avait longtemps germé dans sa tête, allait enfin pouvoir prendre corps.

J'étais alors une jeune chargée de recherches au CNRS (en Sciences économiques, spécialisée en aménagement du territoire). 

J 'avais fait mes débuts dans la vie active en étant l’assistante de Raymond Barre, l’époux d’Eva, chez le père de laquelle Georges était convié à donner de petits récitals, étant enfant. Ils sont toujours restés bons amis par la suite.

Il me demanda de venir visiter la chapelle et juste avant il s'est produit une coïncidence inouïe.  

Je gérais la bibliothèque de Sc. Eco et là on m’avait donné une grande malle remplie de petits cahiers d 'écoliers, et mon attention a été vite attirée par 2 noms de lieux : Saint-Fraimbault de Gabronne et Saint-Fraimbault de Lassay. Il s'agissait d'une recherche entamée par un épicier de la région du Passais. Cet homme, de condition modeste mais d’une grande culture, avait entrepris une recherche sur les origines de son patronyme, Bansard, il en était arrivé, par une intuition géniale, à supputer que le village voisin de Banvou était la capitale du Banoïc où Benoïc, le pays du père de Lancelot du Lac dans les romans. Il avait déjà pensé que Fraimbault et Frambourg ne faisaient peut-être qu'un. Mais il n’a pas pu terminer sa recherche. 

Prélude à l'année CziffraForte de cette révélation, je suis allée visiter la chapelle, alors dans son état de garage immonde depuis la Révolution, mais tellement riche de promesses... 

J’ai raconté cette histoire aux Cziffra, Soleyka croyait encore plus que son mari aux signes du destin.

Ils ont vendu leur propriété de Saint-Jean Cap Ferrat, dont le prix allait entrer pour moitié dans l'achat de la chapelle. Georges en un an a réuni l'autre moitié en enchaînant les récitals, au péril de sa santé. 

Autant de deniers personnels il a pu apporter, autant l’État a mis dans les fouilles archéologiques. 

Tel était le pacte conclu avec Malraux.

 En 1975, il a créé la fondation, dont le siège était la chapelle. 

De 1973 à 1977 ont eu lieu les vastes campagnes de fouilles, orchestrées par l'État, la région, le département de l’Oise et la ville de Senlis.

En 1977, quelques mois avant l’inauguration de la chapelle, lorsqu' on a mis à jour le sarcophage abritant le corps de saint Frambourg, on a trouvé quantité de pièces de monnaie, témoins des siècles passés, et des bris de vitraux de la chapelle carolingienne que j’ai eu le plaisir d’assembler, Georges et Soleyka m'ont demandé si je me sentais prête à chercher l'histoire de la chapelle, et creuser la piste Bansard. 

C'était un défi de taille, mais je l'ai accepté, et la recherche m'a demandé six ans. 

C'est ainsi que j’ai pu trouver l’origine géographique des plus fameux chevaliers de la table ronde, introduits en littérature au XIIe siècle seulement, sur la volonté de Marie de Champagne (fille de Louis VII qui a fait bâtir la chapelle actuelle) et de sa mère Aliénor d’Aquitaine. 

Plusieurs ermites, moines soldats qui étaient en charge d’assurer la sécurité de la marche du Passais (un banat), région stratégiquement située au carrefour de la Normandie, du Maine, de la petite Bretagne et du duché de France, avaient eu leurs reliques transférées à Senlis. Senlis où Adélaïde avait fait bâtir la chapelle pour en faire le plus grand reliquaire d’Europe, et le symbole de la chrétienté française. 

Ils étaient entrés (1) en littérature à des fins politiques, dans un contexte de conquête de territoires, qui rendaient la France et l’Angleterre de nouveau rivales.

Et là se trouve bouclée ma petite histoire qui m’a conduite à faire de Senlis ma deuxième ville.

George m’a nommée historienne de la chapelle et remis la médaille d’or de la fondation à la fin de mes recherches. 

J’ai été son impresario de 1977 à 1984.

Et puis j’ai enseigné à l’EPHE en tant de professeure invitée et j’ai publié un premier jet de mes recherches sur l’histoire de la chapelle. (2) On y voit les liens développés par Gerbert d’Aurillac, devenu Sylvestre II., le pape de l’An 1000, qui a le premier conçu l’idée d’une Europe unifiée sur le plan religieux, économique, politique et culturel. Qui a fait couronner à la fois le roi Etienne de Hongrie, Otton et Hugues Capet. Il a instauré les premiers échanges culturels franco-hongrois que nous avons repris en 1983 sous leur forme artistique.

Propos recueillis par Éva Vámos  

(1) : Abrégé de la vie de Saint Frambourg authentique chevalier de la Table Ronde : Histoire secrète de la Chapelle royale Saint-Frambourg de Senlis par Réjane Molina, Imprimeries Réunies de Senlis, 1983

(2) : Réjane Molina : Il était une fois deux cousins, Fraimbault de Lassay et Lancelot du Lac. Histoire secrète de la Chapelle Royale Saint-Frambourg de Senlis, imprimé en France, 2015

Image principale : dessin d'Hanna Kurthy : Georges Cziffra enfant en concert

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