L’éducation contre la ségrégation : entretien avec Gábor Erőss, sociologue engagé et élu écologiste
Le Journal francophone de Budapest a rencontré Gábor Erőss, sociologue hongrois de 52 ans, chercheur à l’Institut de sociologie du Centre de sciences sociales (TK SzI) et ancien adjoint au maire du 8ᵉ arrondissement de Budapest (Józsefváros) entre 2019 et 2024. Membre du parti écologiste Párbeszéd, il a exercé son mandat avec une priorité claire : lutter contre la ségrégation scolaire dans un quartier longtemps marginalisé. Formé en France, à l’Université Paris Descartes, puis à l’EHESS, Gábor Erőss revient sur les politiques éducatives qu’il a mises en œuvre et sur sa vision de l’école comme outil d’émancipation sociale.
JFB : Quels ont été vos principaux combats en tant qu’adjoint au maire ?
Gábor Erőss : Ma priorité a été de m’attaquer à la ségrégation scolaire, très marquée dans notre arrondissement. Trop d’écoles étaient désertées par les familles des classes moyennes, perçues comme des écoles « à problèmes », alors qu’elles accueillent simplement des élèves issus des minorités, notamment Roms (Tziganes). Il fallait briser cette dynamique. Et – les écoles primaires et secondaires ayant été étatisées en 2013 – le faire dans le domaine qui restait du ressort des municipalités : les écoles maternelles.
Pour cela, nous avons agi – avec le soutien de la Commission Européenne qui cherchait à financer des programmes éducatifs visant à mettre fin à la discrimination ethnique et avec des ONG qui étaient les partenaires de la municipalité (Partners Hungary et la Fondation Rosa Parks) – sur plusieurs leviers : introduction des cours d’anglais dans toutes les écoles maternelles, piscine pour tous, hausse des salaires pour les enseignants, recrutement d’éducateurs spécialisés et de psychologues scolaires, mais aussi la refonte de la carte scolaire et fermeture d’une école maternelle fortement ségréguée. Mais aussi rénovation des édifices, notamment dans les quartiers difficiles. Ces mesures ont permis d’améliorer l’attractivité des écoles locales, de diminuer le contournement de la carte scolaire, de réduire fortement les inégalités entre établissements en termes d’origine sociale et d’augmenter le nombre total d’élèves inscrits ; c’est ce qu’ont prouvé et reconnu des rapports indépendants et des prix internationaux remportés par le programme.

Nous avons également lancé le projet « École des Petits Magiciens », pensé pour favoriser l’intégration des enfants Roms et issus de l’immigration à travers une pédagogie inclusive et créative. Dans le même esprit, nous avons mis en place des cours de hongrois et des ateliers culturels pour faciliter l’intégration des 10% d’élèves d’origine étrangère du quartier.
Enfin, pour lutter contre l’auto-stigmatisation de certaines familles, nous avons embauché des intermédiaires communautaires chargés de faire le lien entre les institutions scolaires et les communautés concernées en l’occurence les familles Rom. Une aide spécifique a aussi été allouée aux familles défavorisées qui choisissaient de scolariser leurs enfants dans des quartiers favorisés.
JFB : Comment les politiques nationales influencent-elles ce type d’initiatives locales ?
G. E. : Malheureusement, les marges de manœuvre sont réduites. Le gouvernement central mène une politique d’austérité, qui se traduit par le démantèlement progressif des services publics, y compris dans l’éducation. De plus, notre programme local d’intégration scolaire a été directement attaqué par les autorités, comme d’ailleurs toute initiative jugée « progressiste » par nos dirigeants nationaux. Mais nous sommes restés soudés et avons tenu bon face aux pressions.
Cette logique d’affrontement touche aussi bien les minorités sexuelles qu’ethniques. Il devient difficile de développer une politique sociale ambitieuse dans un contexte où les droits des personnes LGBT, des immigrés ou des minorités sont de plus en plus menacés. Le gouvernement utilise la loi pour baisser nos subventions.
JFB : Pensez-vous qu’un changement de gouvernement pourrait faire évoluer la situation ?
G. E. : Je le crois, oui. Même si l’opposition actuelle, représentée notamment par le mouvement Tisza, n’a pas encore un programme très détaillé, elle reste une alternative préférable au régime autoritaire – et dans le domaine éducatif : ségrégationniste – de Viktor Orbán et de son parti.
Ce que nous devons viser, c’est un fonctionnement démocratique au moins équivalent à celui de nos voisins d’Europe centrale. Aujourd’hui, nous vivons dans un régime où le pouvoir central agit sans gêne et sans contre-pouvoirs effectifs. Le changement est indispensable pour permettre des politiques éducatives inclusives et efficaces, ainsi qu’un renouveau démocratique.
JFB : Êtes-vous optimiste pour l’avenir de l’éducation en Hongrie ?
G. E. : L’école hongroise reste aujourd’hui un instrument de reproduction sociale, qui reproduit et même agrandit les inégalités au lieu de les réduire. Il faut en sortir. Des pays comme la Finlande nous montrent que des réformes ambitieuses sont possibles. Même la Pologne, grâce à une réforme bien pensée, a réussi à élever le niveau général de son système éducatif, tout en atténuant la reproduction des inégalités scolaires et sociales.
Il est essentiel de s’appuyer sur les travaux des sociologues pour repenser l’école. Nous devons la transformer en un lieu d’émancipation. Cela passe par deux grands axes : d’une part, développer les capacités critiques et collaboratives des élèves ; d’autre part, revaloriser les savoirs populaires, souvent négligés, alors qu’ils peuvent enrichir l’expérience éducative.
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Chercheur et politicien, Gábor Erőss incarne un engagement à la fois intellectuel et politique. Son action dans le 8ᵉ arrondissement de Budapest montre que, même dans un contexte difficile, des politiques locales courageuses peuvent faire la différence sur la vie d’un arrondissement. et faire prévaloir l’égalité des chances.
Paul Rabeisen