Une heure de discussion avec Vincent Liegey, ingénieur spécialiste de la décroissance

Une heure de discussion avec Vincent Liegey, ingénieur spécialiste de la décroissance

Vincent Liegey

Le JFB a rencontré Vincent Liegey dans le cadre de la publication prochaine d’un Guide de la soutenabilité en Hongrie. Nous avons discuté une heure de son parcours et de sa vision de la décroissance.

Il est peu avant 18 heure lorsque le JFB passe pour la première fois la porte de Cargonomia, la coopérative créée par Vincent Liegey et ses amis. Dès l’entrée, nous comprenons où nous sommes : des vélos sur le sol, au plafond et même sur les murs. Seul une cagette de tomates vient contrarier l’esprit mécanique du lieu situé place Jean-Paul II. Partout sur les murs, des affiches, des banderoles et des cadres mettant en avant le vélo.

À peine quelques secondes de contemplation de ce bordel parfaitement organisé, que nous apercevons Vincent en pleine réunion avec ses stagiaires. Il nous invite à rentrer dans leur petite salle de travail pour nous saluer. La pièce de 10m2 comprend une petite mezzanine, une table en son centre où l’un des stagiaires coud une chambre à air pendant que son ami lui, peaufine son rapport de stage. Vincent comme à son habitude, gère des contretemps.

Si Vincent a autant de choses à gérer un jeudi à 18heure, c’est parce qu’il est un profil professionnellement « touche à tout ». Ingénieur de formation, il s’est spécialisé dans la décroissance au point de devenir l’un des porte-voix du parti français de la décroissance. Contrairement à ses idées, son emploi du temps n’est pas décroissant en cette rentrée : conférencier, fondateur de Cargonomia, professeur à la Central European University de Vienne et même conseiller des français de l’étranger depuis 4 ans maintenant.

Vincent a des journées bien remplies, mais trouve quand même le temps de partager ses idées dans des livres. Au fond de la pièce, posé en évidence sur une commode de récup, on aperçoit ses deux derniers ouvrages en français « la décroissance - Fake or Not » et « La sobriété la vrai ». Le temps d’un dernier mail, Vincent enjoint ses stagiaires de ne pas travailler après 19h et enfile sa casquette d’auteur pour nous conduire dans un bar où il a ses habitudes.

Installé sur cette terrasse bientôt bondée, nous nous retrouvons face à face. Vincent a la cinquantaine timide, est habillé simplement mais élégamment, loin des clichés qui frappent souvent les écolos. Ses cheveux courts un peu grisonnants, contrastent avec son air d’enfant moqueur, attendant la moindre occasion de faire une bêtise. À peine le temps de prendre une première gorgée, que notre conversation commence.

Paul Rabeisen : Vous évoquez dans vos ouvrages le « Oh shit! moment », cet instant où l’on se rend personnellement compte de l’état de dégradation du monde. Dans votre cas, vous traitez au quotidien des sujets déprimants pour l’avenir de notre planète et de notre civilisation. Notre première question est donc : comment allez-vous en septembre 2025 ?

Vincent Liegey : Je vais très bien. Contrairement à beaucoup de personnes qui travaillent quotidiennement sur ces questions, la découverte de la décroissance au milieu des années 2000, a été une libération pour moi. J’ai d’abord compris les limites physiques et environnementales de la croissance : la raréfaction inévitable des ressources et les impasses d’un système qui nous entraîne dans une fuite en avant destructrice. Ce constat n’a pas été pour moi un deuil, mais plutôt la confirmation de choses que je ressentais déjà intuitivement.

Ce qui m’a surtout marqué, c’est la dimension culturelle et anthropologique de la décroissance. Je me sentais mal à l’aise dans le monde « croissanciste », qui ne me convenait pas d’un point de vue humain. La décroissance m’a offert un cadre intellectuel et idéologique qui m’a permis de mettre des mots sur ce malaise et d’imaginer d’autres façons de vivre.

Je vais bien car j’ai eu la chance de co-construire Cargonomia, une coopérative d’expérimentation et de recherche sur la décroissance. C’est un espace de respiration qui nous permet, malgré les contradictions et les difficultés rencontrées dans d’un système capitaliste et productiviste, de vivre autant que possible en cohérence avec nos idées. Cet équilibre imparfait reste précieux, et il permet aussi d’accueillir d’autres personnes en quête d’alternatives à la croissance.

Cargonomia est un centre logistique de distribution de nourriture locale et bio, au moyen de vélos cargos construits sur place de façon artisanale. L’association a également sa propre ferme pour produire des légumes respectueux des Hommes et de l’environnement.

P. R. : Dans la préface de votre livre « La décroissance - Fake or not », il y a un passage sur les facks news qui dit : « Une fois qu’on sera débarrassé des fakes news, on pourra commencer à débattre sérieusement à propos de notre avenir commun. » À quel point les fakes news sont selon vous responsables de l’inaction climatique ?

V. L. : Mon engagement ne vient pas uniquement de l’inaction climatique. À la fin des années 1990, j’ai rejoint, le mouvement altermondialiste. Pour beaucoup d’entre nous, ce mouvement a été l’un des précurseurs de la décroissance. Ce qui m’a frappé lors de mes premiers pas de militant politique, ce n’était pas tant la dureté des débats d’idées que la difficulté à établir des bases factuelles partagées. Avant même de discuter, il fallait réussir à imposer une lecture du réel qui soit juste et vérifiable.

À ce moment-là, les enjeux se concentraient surtout sur la mondialisation naissante et ses conséquences économiques, mais aussi sur les logiques d’impérialisme, militaire comme économique, dominées par l’Occident et en particulier les Etats-Unis. J’ai alors compris qu’avant de pouvoir débattre, il fallait rétablir un socle commun de faits. Bien sûr, les faits sont toujours discutables, et il n’existe pas de vérité absolue et les vécus, perceptions divers et variés doivent être respectés et entendus. Mais sans un minimum de références partagées, il est impossible de faire société et de faire vivre la démocratie.

Malheureusement, cette situation s’est dégradée avec l’essor des réseaux sociaux et une dégradation du panorama médiatique. On observe aujourd’hui une manipulation décomplexée, souvent portée par des mouvements politiques très à droite, soutenus par une oligarchie financière. Ces acteurs rachètent des médias, investissent dans les plateformes et exploitent les algorithmes pour pervertir le débat public, dominé par des passions tristes.

Pour moi, l’un des enjeux centraux de notre époque est de recréer du commun. Or, cela suppose de retrouver une base factuelle minimale que chacun peut critiquer et discuter. Sans cela, il n’y a plus de débat possible, car nous évoluons dans des univers de représentations totalement séparées. Il faut donc recréer des bistrots de pays, de quartier et délaisser les réseaux sociaux qui enferment.

P. R. : Vous citez dans votre ouvrage la phrase du professeur Serge Latouche, qui explique la croissance en trois mots : « La publicité crée le désir de consommer, le crédit en donne les moyens, l’obsolescence programmée en renouvelle la nécessité ». D’après vous, quel mot est le plus dangereux/moralement discutable dans cette définition ?

V. L. : Dans la formule de Serge Latouche, il manque un élément essentiel : les énergies fossiles. Elles décuplent notre puissance d’action… et donc aussi notre capacité d’autodestruction. Cet aspect, tout comme les autres, me paraît fondamental. C’est d’ailleurs l’une des forces mais aussi des difficultés de la décroissance : elle propose une pensée systémique, holistique, complexe, qui ne peut se réduire à un seul secteur ou à une réponse technique isolée.

Notre société actuelle, au contraire, a tendance à compartimenter les problèmes. Elle les aborde par « silos » : on extrait un sujet, puis on tente d’y apporter une solution ponctuelle. Le dérèglement climatique en est un bon exemple. On le considère souvent comme un problème en soi, alors qu’il n’est en réalité qu’un symptôme d’un modèle civilisationnel malade.

Dans le triptyque proposé par Serge Latouche, chaque dimension est essentielle et intimement liée aux autres. C’est justement cette articulation des problématiques entre elles qui rend la décroissance exigeante à expliquer et à comprendre et donc pertinente.

C’est aussi ce qui en fait une pensée radicale, au sens noble du terme : elle invite à prendre les problèmes à la racine. En les détricotants, on découvre une complexité qui ne se résout pas par des réponses simplistes, mais qui ouvre au contraire la voie à une matrice de solutions multidimensionnelles, articulées les unes avec les autres.

P. R. : Il y a de nombreuses critiques qui émanent du PIB, l’indice mondial qui permet de mesurer la croissance. Il a de nombreux défauts, en particulier car des événements tragiques tels que des accidents ou des choses illégales peuvent le faire augmenter. Par quel indice prenant plus en compte l’humain et la biodiversité pourrait-on le remplacer ?

V. L. : Lorsque j’ai commencé mon doctorat en économie à l’université Covinus de Budapest, nous avons étudié beaucoup d’épistémologie, une discipline qu’on ne pratique plus assez aujourd’hui. L’épistémologie, c’est la critique des sciences par les scientifiques eux-mêmes : réfléchir à la méthodologie, à la construction du savoir, au sens que l’on donne à ce que l’on produit et à la manière dont ce savoir est partagé.

À cette époque, j’étais tombé sur une phrase de McCoy qui m’a profondément marqué : « Il n’y a pas de modèle qui soit juste, mais il y a des modèles qui peuvent être utiles. » Et c’est exactement le cas du PIB. Le PIB n’est ni bon ni mauvais en soi. C’est un indicateur conçu pour mesurer l’activité économique, tous les échanges de biens et services dans une société. Créé dans les années 30 par Simon Kuznets à la demande de Roosevelt, il servait à évaluer l’impact du New Deal sur une économie en crise.

Le problème ne vient pas du PIB lui-même, mais de l’usage que l’on en fait. On en a fait un indicateur de réussite d’une société, ce qu’il n’a jamais été conçu pour être. Et remplacer le PIB par un autre indicateur pourrait entraîner les mêmes dérives si l’on n’y prend pas garde. Pour être pertinent, il faudrait une série d’indicateurs articulés entre eux, utilisés avec prudence et esprit critique, chacun ayant ses limites. Trop souvent, le cerveau humain simplifie les problèmes complexes et se cache derrière un chiffre : 3 % de croissance du PIB, ça fait rêver, mais on ne sait pas ce que cela recouvre réellement.

La décroissance nous invite à sortir de cette vision purement économiciste et quantitative. Elle nous pousse à nous interroger sur nos besoins fondamentaux et à trouver des façons de les satisfaire de manière soutenable, conviviale et souhaitable pour tous. C’est bien plus complexe que de se limiter à un pourcentage de croissance ou à un indicateur de bien-être, arbitraire et donc biaisé.

P. R. : Le Bhoutan a inscrit dans sa constitution l’indice de Bonheur Brut (BNB), un indicateur synthétisant le PIB et l’Indice de Développement Humain (IDH). Lorsque l’on voit le nom choisi par le Bhoutan, on ne peut s’empêcher de sourire. À l’inverse, lorsque l’on parle sérieusement de décroissance auprès d’un public novice, nous pouvons vite passer aux yeux du monde pour un hystérique ou un éco-terroriste. Auprès du grand public l’écologie est ou mignonne ou punitive, comment présenter un juste milieu aux auditeurs ?

V. L. :​​​​​​​ L’étymologie de l’économie est éclairante : oikos nomos, la gestion de la maison. Historiquement, l’économie n’était qu’une sous-partie de la philosophie. Ce n’est que depuis un siècle et demi qu’elle s’est érigée, avec une arrogance démesurée, en science autonome. On a voulu transformer une science humaine et sociale en pseudo-science dure, fondée sur des modèles mathématiques souvent mal employés. L’économie telle qu’elle est enseignée aujourd’hui, et qui domine nos sociétés à travers le capitalisme néolibéral, est à mes yeux une véritable imposture intellectuelle. Pourtant, elle a réussi à s’imposer au centre de nos vies collectives.

On le constate par exemple dans les débats sans fin autour de la dette publique en France. Tous les dix ans, le sujet revient comme une obsession, mais presque personne ne maîtrise réellement de quoi il s’agit. On oublie la création monétaire, le rôle des banques centrales, les taux d’intérêt, la distinction entre les différents types de dettes… On se retrouve enfermés dans un discours technocratique, scientiste, qui simplifie à l’extrême des enjeux en réalité beaucoup plus complexes.

Pour citer Mark Twain : « Quand on a un marteau dans la tête, on voit tous les problèmes comme des clous. » Le marteau que nous avons dans la tête aujourd’hui, ce sont les outils de l’économie. Nous abordons ainsi toutes les crises à travers ce prisme réducteur, alors qu’il s’agit en réalité de problèmes systémiques et anthropologiques. C’est ce qui explique, à la fois, l’instrumentalisation politique et l’incompréhension entre ceux qui militent pour l’émancipation de la société vis-à-vis de l’économie, et un monde encore dominé par un technoscientisme économique.

Sur ce point, la pensée de Karl Polanyi reste précieuse. Ce grand intellectuel d’origine hongroise publia en 1944 La Grande Transformation, un livre fondateur. En historien du capitalisme, il montrait que les barbaries de son siècle — goulag, fascisme, nazisme — avaient en partie pour racine l’illusion qu’un marché pouvait fonctionner librement, sans régulation. L’histoire lui a donné raison : chaque fois qu’on dérégule totalement, les déséquilibres deviennent insoutenables et ouvrent la voie à la violence.

C’est précisément l’un des rôles de la décroissance : sortir de cette religion de l’économie et ramener une pensée complexe. Mais ce n’est pas une tâche facile. Le clergé du XXI siècle, ce sont les économistes, et il est toujours difficile de combattre une croyance ou une religion avec des arguments rationnels.

P. R. : En 2023, Charlie Hebdo a sorti un numéro spécial baptisé « Voitures électriques, dernière arnaque avant l’apocalypse ». Que pensez-vous de leur titre ?

V. L. :​​​​​​​ Le titre est volontairement provocateur, dans une veine qui rappelle l’esprit de Charlie Hebdo, que j’ai beaucoup lu à une époque. Mais au-delà de la provocation, il s’agit de souligner un problème de fond : lorsqu’on aborde une question technique isolée, comme celle de la voiture électrique, sans la replacer dans une réflexion systémique, on ne fait que déplacer le problème.

Le véritable enjeu n’est pas que la voiture soit électrique, mais que ce soit une voiture. Cela ne signifie pas que je sois opposé à la technique ou à l’automobile en tant qu’outil. L’enjeu est d’interroger l’usage que nous faisons de la technique et la place que nous lui donnons dans l’organisation de la société.

Le penseur Ivan Illich l’avait bien montré dans les années 1970, avec son calcul de la « vitesse généralisée » : si l’on prend en compte non seulement le temps passé au volant, mais aussi le temps de travail nécessaire pour financer la voiture, les infrastructures, et les coûts liés aux accidents et à la pollution, la vitesse réelle dun automobiliste américain s’élevait à environ 5 km/h. Autrement dit, l’équivalent de la marche à pied.

La voiture à moteur thermique a des conséquences massives : elle contribue de manière forte aux émissions responsables du dérèglement climatique, et provoque chaque année en France entre 40 000 et 50 000 morts prématurées liées à la pollution atmosphérique. Mais la voiture électrique ne résout pas le problème : elle repose sur des ressources extraites dans des conditions écologiquement et socialement désastreuses, que ce soit au Chili, pour le cuivre et le lithium, ou plus récemment en Serbie, avec un projet de mine soutenu par le Green Deal européen. On déplace ainsi la nuisance d’un territoire à un autre, sans remettre en cause la dépendance structurelle à l’automobile.

Le véritable problème est que nous avons construit une société entièrement organisée autour de la voiture. Beaucoup de personnes dépendent aujourd’hui de leur véhicule pour aller travailler, et de leur travail pour pouvoir payer ce véhicule : un cercle vicieux. La question pertinente n’est donc pas « pour ou contre la voiture électrique », mais « pourquoi et pour quoi faisons-nous nos déplacements ? ». Il s’agit de repenser l’aménagement du territoire et nos organisations sociales pour ne plus dépendre de la voiture.

Vincent LiegeyP. R. : En lisant vos ouvrages, on apprend vite que les 1% les plus riches polluent deux fois plus que les 50% les plus pauvres. Est-il temps de ressortir la guillotine de la cave ou avez-vous une solution plus démocrate ?

V. L. :​​​​​​​ Premier point, la guillotine… Alors peut-être que c'est kiffant sur le moment où on l'utilise, mais je ne suis pas convaincu par ça. Je ne crois pas aux solutions violentes. La guillotine, par exemple, a peut-être donné l’illusion de régler les problèmes à court terme, mais ni la Révolution française ni, plus près de nous, les bouleversements politiques en Hongrie après 1919 ou 1945 n’ont véritablement transformé la société en profondeur.

La décroissance, au contraire, s’inscrit dans une réflexion sur la manière de changer la société sans prendre le pouvoir par la force, ni chercher à le conserver. Il s’agit de créer d’autres rapports de force, pacifiques et non violents, capables de redonner vie à la démocratie. Cela passe par de nouveaux dispositifs de délibération citoyenne (conventions, assemblées) permettant d’aborder la complexité des enjeux actuels.

Il est évident que les plus riches disposent d’un pouvoir démesuré, et donc d’une responsabilité proportionnelle dans les crises que nous traversons. Mais réduire l’analyse à cette seule dimension de lutte des classes serait simpliste et dangereux. Pour autant, il ne faut pas évacuer la logique de guerre des classes qui s’impose de plus en plus violemment aujourd’hui, portée par une minorité oligarchique qui concentre les richesses et cherche à éviter tout débat sur la décroissance, et donc le partage.

La voie armée serait vouée à l’échec : le rapport de force militaire est entre leurs mains. C’est pourquoi il nous faut inventer des stratégies différentes, faites de subtilité, d’intelligence, de tactique et même, parfois, de bienveillance. Certaines évolutions, encore marginales, vont d’ailleurs dans ce sens : des ultra-riches appellent à être taxés, certains héritiers refusent leur héritage pour des raisons éthiques et choisissent de redistribuer ces biens à la société. Ce sont des gestes symboliques et minoritaires, mais ils ouvrent des pistes.

Je me souviens d’une discussion, il y a une quinzaine d’années, avec Serge Latouche. Il exprimait déjà son scepticisme quant à la possibilité d’une transition démocratique, pacifique et non violente. Avec le recul, je comprends son pessimisme. Mais pour moi, cette difficulté est au contraire une raison supplémentaire d’essayer. L’histoire n’est jamais linéaire, prévisible ni homogène et encore moins irréversible : elle laisse toujours une place à l’espoir et à l’utopie.

La décroissance que je défends n’est pas punitive. Elle se veut émancipatrice, humaniste, solidaire et ouverte. Les sondages montrent d’ailleurs qu’une majorité culturelle dans le monde serait prête à la soutenir, à deux conditions : que les efforts soient équitablement répartis (les plus riches devant faire plus pour libérer de l’espace écologique aux plus pauvres) et que le processus soit réellement démocratique.

L’expérience de la Convention citoyenne pour le climat l’a prouvé : dès lors que des citoyennes et citoyens sont tirés au sort et travaillent collectivement, ils produisent des propositions qui vont dans le sens de la sobriété et de la solidarité, bien plus que dans celui des logiques destructrices et réactionnaires.

P. R. : Actuellement en France l’écologie, dans l’inconscient collectif est très lié aux économies financières. Un couple va favoriser l’achat d’une voiture électrique car l’électricité coûte moins cher que l’essence ou investir dans des panneaux solaires pour faire baisser la facture EDF. Êtes-vous d’accord avec ce constat ? Est-ce que cette entrée dans l’écologie peut-être efficace ?

V. L. :​​​​​​​ À l’époque du mouvement des Gilets jaunes, je parlais de décroissance, mais pas en termes écologiques : je parlais d’autonomie. Je posais la question à chacun : il y a vingt ans, quand une machine à laver tombait en panne, que faisiez-vous ? On appelait le beau-frère, le voisin, quelqu’un du village qui savait réparer. Aujourd’hui, quand une machine tombe en panne, on appelle un numéro de service client à l’autre bout du monde, souvent dans un call center où les employés sont exploités et effectuent un travail abrutissant pour des tâches absurdes.

Pour moi, la décroissance, c’est revenir à cette autonomie : posséder des outils que l’on contrôle, que l’on peut réparer, partager et utiliser avec bon sens. Ce n’est pas un retour romantique au passé, mais une approche pragmatique et écologique. Je repense aux villages de mes grands-parents dans les années 1980 : le yaourt à la fraise venait de la coopérative locale, la fraise du jardin. Les habitants étaient autonomes dans de nombreux savoir-faire : souder, travailler le bois, jardiner, réparer un tracteur ou une machine à laver.

Aujourd’hui, ces savoir-faire ont presque disparu. La dépendance aux voitures, aux réseaux sociaux, à la publicité et aux objets industriels est totale. Les jardins potagers ont été remplacés par des pelouses, des piscines et des jacuzzis. La décroissance, pour moi, c’est retrouver la capacité de vivre bien dans son cercle proche : savoir se nourrir, se soigner, s’entraider. Cela implique également de renforcer les services publics gratuits et de qualité, accessibles à toutes et tous, et de recréer des territoires où la société fonctionne de manière autonome. C’est aussi recréer des solidarités internationales en rupture avec le système colonial qui se perpétue tant nous dépendons de ressources et de personnes des suds globaux.

L’enjeu n’est pas de punir, mais d’émanciper. C’est permettre à chacun de redevenir acteur de sa vie et de ses choix, loin d’un système hétéronome qui nous rend dépendants de travail absurde et de consommation non maîtrisée. La décroissance, c’est avant tout être autonome, libre et capable de vivre bien.

P. R. : Éric Piolle, le maire écologiste de Grenoble a déclaré il y a quelques années que la 5G est une technologie « qui sert à regarder du porno dans l'ascenseur en HD ». Outre le caractère humoristique de la déclaration, est-ce que l’innovation actuellement va plutôt vers une réduction de l’impact environnemental de l’homme ou est-ce l’inverse ?

V. L. :​​​​​​​ Avant de parler de l’effet rebond, il y a deux points importants à souligner. Le premier, c’est que l’innovation technique n’a jamais été réellement demandée par les populations. Je n’ai jamais vu une manifestation citoyenne, en France ou ailleurs, où l’on descend dans la rue pour réclamer le déploiement de la 5G, des voitures électriques, de l’intelligence artificielle, ou même des voyages sur Mars. Ces technologies sont souvent imposées par une minorité, de manière agressive et insistante, alors que la majorité des gens cherche avant tout la simplicité, la sérénité et le contrôle de ce qu’ils utilisent.

L’être humain est un animal adaptatif : il finit toujours par s’adapter aux nouvelles technologies, qu’elles améliorent réellement sa vie ou non. Prenons l’exemple de la voiture : Ivan Illich a montré que la vitesse « généralisée » d’une voiture reste autour de 5 km/h lorsqu’on prend en compte le temps de travail nécessaire pour financer son usage et les impacts sociaux et environnementaux. On peut faire le même exercice avec toutes les technologies déployées ces vingt dernières années : combien améliorent réellement nos vies, si l’on tient compte de leurs impacts humains, sociaux et environnementaux ?

La technologie, telle qu’elle est imposée aujourd’hui, fonctionne rarement comme outil d’émancipation. Elle génère des problèmes qu’une nouvelle technologie tente de corriger, créant ainsi un cycle sans fin de rustines techniques. Même lorsqu’il y a des gains en productivité ou en efficacité, ces gains sont souvent neutralisés par ce qu’on appelle l’effet rebond. Par exemple, si un moteur de voiture devient deux fois plus économe en carburant, l’économie réalisée ne sert généralement pas à réduire la consommation globale. Elle est plutôt utilisée pour acheter des voitures plus grandes, plus nombreuses, ou pour ajouter des services inutiles qui consomment davantage. Au final, l’impact environnemental et énergétique continue de croître.

Ce phénomène se retrouve partout : chaque amélioration d’efficacité, au lieu de réduire notre empreinte, contribue paradoxalement à l’augmenter. Cela illustre bien les limites d’une approche purement technique face aux défis systémiques que nous devons affronter.

P. R. : À la fin de votre ouvrage « La décroissance - Fake or not », vous proposez à la fin un petit test pour évaluer notre niveau de décroissance. « A » signifie que l’on est à fond dans la société de consommation, « C » que l’on est décroissant, et « B » correspond à une prise de conscience écologique. Parlez-vous différemment à une personne A, B ou C ?

V. L. :​​​​​​​ Pour aborder la question de la décroissance avec quelqu’un, je ne crois pas qu’il existe de méthode universelle. La première chose à faire, c’est écouter. En écoutant, on découvre les sujets sur lesquels on a des points communs, ceux qui posent des désaccords, et ceux qui relèvent simplement de l’impensé. C’est à partir de cette compréhension que l’on peut engager une discussion constructive.

Je souligne souvent que dans le mot « convaincre », il y a « con » et « vaincre » : on ne parvient jamais vraiment à convaincre quelqu’un de quoi que ce soit. En revanche, l’écoute permet de faire évoluer les perceptions et d’ouvrir des échanges. Pour ma part, je ne parle de décroissance que lorsqu’on m’invite à le faire. C’est à ce moment-là que l’on peut partager son expérience de manière légitime, sans donner de leçons : expliquer ce que l’on fait, pourquoi on le fait, ce que cela apporte, mais aussi les contradictions et les difficultés que cela implique.

Cette approche n’est pas une recette universelle, mais elle permet d’instaurer un dialogue sincère et ouvert, et c’est ainsi que l’on peut progressivement faire bouger les lignes.

P. R. : Vous proposez dans votre ouvrage les six grands principes de la Low tech. Le sixième point m’a beaucoup fait rire, car il s’agit de rester modeste. De nombreuses personnalités se revendiquant de gauche, semblent manquer de modestie et développer du mépris vis-à-vis d’une partie importante de la population, moins sensible à la cause environnementale. Est-ce que le mépris émanant de certaines personnes décroissantes ne devient pas une entrave plus importante pour la cause environnementale, que des discours climatosceptiques par exemple?

V. L. :​​​​​​​ Être modeste ne se limite pas à une dimension écologique ; c’est d’abord une question humaine. La modestie, c’est respecter les autres et leur laisser de l’espace. Cela rejoint ce que j’ai co-écrit sur la sobriété : les sociétés humaines, passées comme présentes, ont très tôt compris que pour vivre ensemble, pour être libres et heureux, il faut savoir s’auto-instituer  des limites.

Pour l’illustrer, je prends l’exemple d’un enfant. Mon fils a cinq ans et adore les glaces, surtout en période de canicule. Au début, il aimerait en manger du matin au soir. Le rôle des parents est de lui apprendre la limite : profiter des glaces, oui, mais sans excès, sinon il tomberait malade. Cette notion d’auto-limitation, c’est exactement ce que la modestie, la tempérance, représente à l’échelle de nos vies et de nos sociétés.

Dans notre quotidien, que ce soit au travail, en famille ou avec nos amis, nous avons tendance à suivre une narration de la société de croissance : toujours plus de performance, toujours plus de possessions, toujours plus de visibilité sur les réseaux sociaux. Mais ces « toujours plus » ne nous rendent pas heureux et la plupart d’entre nous y perdent beaucoup. La modestie, au contraire, nous rappelle le bon sens et l’équilibre.

Je partage souvent avec mes stagiaires cette articulation : il faut être à la fois ambitieux et modeste. Ambitieux, parce que la vie mérite que l’on fasse des choses belles et significatives, riche de sens. Et modeste, pour ne pas se surestimer, ce qui fait souffrir soi-même et son entourage. Trouver ce juste équilibre, c’est sans doute l’un des piliers d’une vie harmonieuse.

Les livres de Vincent Liegey sont disponibles à la librairie de l’Institut français de Budapest, et son guide de la soutenabilité est accessible gratuitement ici (cliquer): Guide de la soutenabilité en Hongrie

Propos recueillis par Paul Rabeisen