Mon Europe

Mon Europe

La chronique de Dénes Baracs

La semaine dernière, j’ai rendu visite à mon oncle qui vit en Roumanie, à Cluj (Kolozsvár en hongrois). Je connais bien cette ville, mais cette fois, je l’ai regardée avec un œil nouveau. En effet, depuis le 1er janvier 2007, la Roumanie est devenue un membre de l’Union européenne qui compte désormais 27 pays. Qu’elle est loin l’Europe des Six, celle que fondait, le 25 mars 1957, le fameux Traité de Rome ! 50 ans déjà !

Pour la première fois de toute ma vie, je n’ai pas eu besoin de passeport pour me rendre à Cluj, ma carte d’identité m’a suffit pour passer la frontière. En m’éloignant du poste de contrôle qui a perdu de fait beaucoup de son importance, j’ai pensé à la vie mouvementée de mon oncle Ernô, un homme qui a déjà soufflé sa 98e bougie ! Né à Fiume - le Rijeka d’aujourd’hui - de parents qui ont vécu en Transylvanie, il a passé sa première jeunesse au bord de l’Adriatique.

A la fin de la «Grande Guerre», mon grand-père, cheminot, dut soudainement décider où il voulait vivre. Avec la chute de la Monarchie, Cluj appartenait alors à la Roumanie, il choisit donc finalement Budapest, où sa fille - ma mère - devint secrétaire, et son fils - mon oncle - étudia pour devenir ingénieur des chemins de fer.

Avec l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, les frontières furent une fois encore changées, temporairement. Ernô fut envoyé en Transylvanie pour y construire une nouvelle ligne de chemin de fer. C’est là-bas qu’il fit la connaissance d’une jeune Roumaine qu’il épousa. Il resta vivre en Roumanie.

Il venait de célébrer son 48e anniversaire lorsque le Traité de Rome fut signé. Ce moment historique passa d’ailleurs plutôt inaperçu à l’époque.

L’Europe des Six initiée par les visionnaires qu’étaient Jean Monnet et Robert Schuman semblait loin de nous. C’était le temps de la guerre froide, et nous étions - mon oncle en Roumanie, ma mère et moi en Hongrie - de l’autre côté du rideau de fer. Cette mise en commun des ressources énergétiques et industrielles entre les ennemis héréditaires, qui devait aboutir à un pôle de paix, de développement et de liberté souleva même la suspicion et l’hostilité du pouvoir en Europe de l’Est.

Le temps s’écoula et je devins journaliste. Quelques décennies plus tard, je me retrouvai à Bruxelles, correspondant de presse dans la capitale de l’Europe.

L’organisation créée par le Traité de Rome avait changé les réalités de l’Europe. La Communauté des Six, qui fut un énorme succès non seulement économique, mais aussi moral et politique, exerça un rayonnement de plus en plus grand et attira les autres pays de l’Europe de l’Ouest, d’où les vagues successives d’élargissement. Les Six devinrent les Neuf, puis les Dix, les Douze, les Quinze, tout en perfectionnant leur coopération. Ces pays, dévastés par la Seconde Guerre mondiale, étaient devenus riches et enviés, ce qui rendit plus évident la crise du bloc soviétique et accéléra sa chute.

Mon arrivée à Bruxelles, en 1988, coïncida avec la signature du premier vrai accord de commerce et coopération entre les Douze et la Hongrie. Durant les quatre années que j’ai passées à ce poste, le changement s’accéléra. Lors de la conclusion du traité d’association au début des années 90, ce fut la Hongrie qui insista pour y inclure la possibilité d’une adhésion ultérieure, les Douze y étant encore réticents. Puis, la disparition de l’empire soviétique ouvrit la porte de l’Union européenne à 10 nouveaux adhérents, dont huit anciens pays «socialistes». Nous sommes aujourd’hui 27 pays membres. L’Europe issue jadis du Traité de Rome est dorénavant inséparable de notre destin national.

Bien sûr, nous avons dû constater entre-temps que l’Europe n’est pas miraculeuse. Si elle représente une immense opportunité, c’est à nous de la remplir de contenu. La prospérité ne viendra pas du jour au lendemain. Si nous avons de nouveaux droits, nous avons aussi de nouvelles responsabilités et de nouveaux devoirs. Nous sommes arrivés dans un monde plus efficace mais plus compliqué : nous avons perdu les faux semblants du plein emploi et autres chimères du «socialisme réel» (santé et éducation gratuites, etc.) Et nous ne sommes pas encore dans le cercle de ceux qui utilisent déjà l’euro, loin de là. Ironie du sort : l’élargissement a engendré une profonde crise «constitutionnelle» de l’Europe, crise dont la solution ne se profile pas encore.

Sur un plan plus familial, mais lié à ces développements : pendant mes années à Bruxelles, notre fille a continué ses études dans la capitale européenne et a trouvé là-bas un compagnon et un travail ! Elle peut aussi utiliser sa carte d’identité à l’occasion de ses voyages, heureusement fréquents, à Budapest !

La route jusqu’à Cluj est assez longue pour que je puisse évoquer tous ces souvenirs. En y arrivant j’ai embrassé mon vieil oncle et je lui ai raconté que j’ai franchi la frontière avec ma carte d’identité.

L’ancien ingénieur a alors attiré mon regard sur le portrait de ses parents accrochés au mur, nés en Transylvanie, puis m’a expliqué que tout jeune, lorsqu’ils ont vécu à Fiume, ma mère et lui ont souvent passé leurs vacances scolaires en Transylvanie. Le fait que le passeport ne soit plus nécessaire entre Budapest et Cluj lui rappelle donc le temps où il n’y avait aucune frontière entre Cluj, Budapest ou Fiume. Mon oncle est convaincu que, très bientôt, on pourra de nouveau aller jusqu’à Rijeka-Fiume avec une simple carte d’identité (il a lu dans le journal que la Croatie a commencé des négociations avec Bruxelles).

Et c’est ainsi que, sans avoir à changer de domicile, notre famille, séparée par l’Histoire, se réunifie grâce à l’UE. Heureusement, mon oncle a vécu assez longtemps pour en être le témoin.

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