Du rôle des médias ou les nouveaux chiens de garde

Du rôle des médias ou les nouveaux chiens de garde

Rencontre avec Serge Halimi à Budapest

Serge Halimi est directeur du Monde Diplomatique depuis 2008 et auteur de livres dédiés à la victoire politique du néo-libéralisme ainsi qu’au rôle des médias. Avant sa conférence donnée à l’Institut français de Budapest, c’est dans le cadre de la version hongroise du Club Diplo, qui vient d’être créée, que nous l’avons rencontré pour évoquer le rôle des médias.

 

 

- Votre livre Les nouveaux chiens de garde est un succès de librairie avec douze  rééditions successives – et phénomène rare -  sans campagne publicitaire. Un film inspiré du livre vient de sortir cette année. Vous faites référence à un livre célèbre de Paul Nisan – mais lui pensait aux philosophes tandis que votre sujet est le paysage médiatique actuel.

Les chiens de garde était le titre d’un ouvrage de Paul Nisan qui a été édité en 1932 et dans lequel l’écrivain mettait en cause les philosophes, plus précisément les professeurs de la Sorbonne, qui selon lui énonçaient de grands principes généraux sur la libération humaine, mais ne faisaient rien de manière pratique pour favoriser l’émancipation de l’humanité. C’est un livre très enlevé un peu pamphlétaire où il mettait, en quelque sorte, en cause ce qu’il estimait être une trahison des philosophes. J’ai emprunté ce titre pour mon livre de 1997 qui  a donné naissance à un film documentaire qui a été diffusé en France, il y a quelques mois, avec le même titre, Les nouveaux chiens de garde, pour signaler qu’à la fois je me sentais proche de la sensibilité de Paul Nisan, intéressé, même assez séduit, par son texte et en même temps, il me semblait qu’aujourd’hui le problème n’était plus tant celui des philosophes qui enseignent la philosophie à la Sorbonne – car cela concerne un public très restreint, mais celui de ceux qui jouent un rôle de magister intellectuel beaucoup plus important, car de masse, avec des compétences très inférieures à celles des philosophes, c’est à dire, les journalistes qui commentent l’actualité du matin au soir et la présentent de manière à ce que ces informations se conforment à la vision qu’ils ont du monde.

- Quand on parle de votre ouvrage on parle aussi de Bourdieu, de son livre dédié à la télé et l’on essaye de revoir le rôle des médias, en remontant dans l’histoire du rôle de la presse, depuis les canards à sensations jusqu’aux informations plus authentiques. Mais les relations entre le pouvoir et les journalistes ont été très compliquées dès les débuts.

D’abord sur le lien avec Bourdieu : il est évident dans la mesure où son livre sur la télévision fut le premier de la collection Raisons d’agir qu’il a lancée et Les nouveaux chiens de garde en est le deuxième. Le directeur, l’éditeur du livre est Pierre Bourdieu. C’est lui qui m’a demandé de l’écrire, pour compléter un peu son analyse plus générale concernant le rôle des intellectuels dans la société, en donnant des exemples plus précis du comportement des journalistes. Afin que chacun comprenne, à quel point les journalistes qui se prétendent des intercesseurs entre la réalité et les auditeurs, ou les lecteurs – sont très souvent des interprètes biaisés et donc essayent de faire apparaître le biais de leur interprétation à travers leurs propos.

Quant à l’évolution historique de la presse, je ne parlerai que de la grande transformation qui saute aux yeux et qui s’est produite, disons il y a une trentaine d’années, qui a un peu coïncidée aussi avec la fin des régimes communistes en Europe de l’Est et la fin des régimes militaires en Amérique Latine. Il y eu une forme d’ébriété, d’enthousiasme qui a consisté à dire que maintenant la liberté était advenue grâce à la libre circulation de l’information, qu’une nouvelle ère de liberté totale s’annonçait, qui permettrait aux gens d’être vraiment informés une fois que les régimes bureaucratiques et les régimes militaires auraient été déchus. Il m’a semblé qu’il était important de signaler que derrière les murs des régimes autoritaires qui étaient tombés on a découvert d’autres murs, ceux de l’économie de marché parfois très pesants lorsqu’il s’agit de la liberté de l’information. Parmi les murs, il y a, par exemple, le pouvoir du propriétaire qui édite un journal, qui possède une chaîne de télé…

C’est vrai qu’il y avait une censure politique avant les changements de régimes mais après on a découvert d’autres types de censures, plus discrètes, mais tout aussi réelles et pesantes.

Il y a donc le mur des propriétaires et aussi le mur des origines sociales des journalistes qui sont, très largement, issus de la petite ou de la grande bourgeoisie. Même s’ils ne le souhaitent pas toujours, ils ont tendance à relayer d’abord les préoccupations de leur milieu d’origine sociale. C’est une forme de censure moins pesante, moins visible, mais c’est aussi une forme de tri de l’information. Enfin, il y a le mur des contraintes économiques, pas seulement le mur entre le propriétaire et les médias, mais aussi le fait que le média ne peut exister que s’il se vend à des annonceurs. Et donc les médias vont éviter un certain nombre de sujets trop tristes comme, par exemple, la famine dans un pays et ont tendance à traiter d’un certain nombre de sujets qui permettent d’augmenter les ventes d’un journal. On s’est aperçu que les faits divers attiraient d’avantage de lecteurs que des analyses de la politique internationale.

On parle souvent, en Hongrie, des problèmes du journalisme d’investigation car c’est par ce moyen que l’on devrait faire découvrir les réalités. Mais cela demande beaucoup de moyens et un grand sens des responsabilités de la part des médias...


Oui, c’est la base du métier, on parle du journalisme d’investigation, je préfère le journalisme d’enquête. Il est certain que pour commenter une déclaration d’un homme politique, on peut le  faire relativement vite devant son ordinateur, ainsi les moyens requis sont beaucoup moins importants que pour aller faire une enquête à Madagascar ou en Colombie durant 15 jours ou un mois. Il est évident que cela a un rapport qualité / prix que la presse doit prévoir à une époque où il y a la concurrence d’Internet et de l’information gratuite et où les journaux ont de moins en moins de moyens pour faire des enquêtes et des reportages et sont condamnés à empiler les commentaires plus au moins spectaculaires sur ce qui est l’actualité du jour.

Les journalistes du Monde ou ceux des autres quotidiens français se sont également rendus compte à une époque qu’eux aussi subissaient les conséquences des lois du marché...

Quand vous évoquez Le Monde ou d’autres grands quotidiens français qu’il s’agisse pour parler des quatre principaux quotidiens français, du Monde, du Figaro, des Échos et de Libération, il faut remarquer que depuis une quinzaine d’années le pouvoir des rédacteurs sur le journal a été considérablement réduit. Le pouvoir du propriétaire est beaucoup plus grand sur l’orientation du journal qu’il ne l’était auparavant. Il y a quelques années, le titre Le Monde appartenait à ses journalistes, ce qui n’est plus le cas. C’est ce qui est également arrivé aux journalistes de Libération. Maintenant, dans le Figaro, vous avez des textes qui sont écrits par le propriétaire du journal qui n’est pas un journaliste. Ce sont donc des évolutions que l’on constate un peu partout à un moment où faire un journal est devenu de plus en plus couteux avec un profit très aléatoire et où donc les journalistes sont en attente d’un propriétaire qui a suffisamment de moyens pour financer la poursuite de leurs activités.

Comment arrivez-vous à faire vivre Le Monde diplomatique et comment le réseau international évolue-t-il ?

Nous le faisons difficilement, avec des moyens limités en nous appuyant principalement sur l’argent que nous procurent les lecteurs, les abonnés. Nos recettes publicitaires ne représentent maintenant que deux pourcents de notre chiffre d’affaires et elles n’ont jamais représentés plus de cinq pourcents. Nous savons que notre journal n’existe et n’existera que tant qu’il trouvera des lecteurs prêts à payer pour le lire.

Le réseau international est considérable et il fait du Monde diplomatique le journal le plus lu dans le monde puisque nous avons une cinquantaine d’éditions internationales en plus de 24 langues. C’est un réseau qui nous permet de communiquer à des journaux étrangers – souvent assez peu fortunés – l’ensemble de nos contenus moyennant une royaltie modeste et donc de faire figurer nos analyses, nos enquêtes et la politique internationale dans leur journal. 

Éva Vámos

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