Un homme au service de deux cultures

Un homme au service de deux cultures

Rencontre avec Georges Kassai

La littérature hongroise s’enorgueillit de grands auteurs que nous n’aurions pas la chance de lire si des personnes courageuses ne s’attelaient à ce dur labeur qu’est la traduction. C’est en grande partie grâce à Georges Kassai, traducteur depuis plus d’un demi-siècle, que nous pouvons aborder en profondeur la culture hongroise. Sándor Márai, Lajos Zilahy, Attila József et bien d’autres encore sont ainsi à notre portée. Auteur, en outre, d’une grammaire de hongrois et de deux manuels Assimil écrits en collaboration avec Tamás Szende, Georges Kassai a été également professeur à l’Université de Paris et directeur de recherches au CNRS en linguistique. L’homme est modeste et chaleureux.

JFB : Où et quand avez-vous appris le français ?

Georges Kassai : J’ai commencé à apprendre le français à l’âge de 16 ans. Arrivé en France en 1939, j’y ai poursuivi mes études secondaires : inscrit en seconde, j’étais comme le débutant qu’on jette à l’eau pour qu’il apprenne à nager.

JFB : A quel moment avez-vous commencé à traduire ?

G.K. : Ma première traduction a paru en 1942 dans L’Echo des étudiants, hebdomadaire publié à Clermont-Ferrand, C’était un texte de mon beau-père André Németh, un chapitre de sa biographie de Marie-Thérèse d’Autriche. Németh est également l’auteur d’un des premiers livres sur Kafka publié en France. Depuis, je n’ai pratiquement pas arrêté de traduire. J’en suis à ma cent-vingtième traduction parue en libraire, 77 d’entre elles figurent dans les fichiers de la Bibliothèque nationale de France.

JFB : La traduction était-elle pour vous un moyen pour mieux maîtriser le français ou traduisez-vous par amour de la littérature ?

G.K. : Ma principale ambition a toujours consisté à faire connaître la littérature hongroise au public francophone. Je considère chaque texte que je traduis comme un défi. En général, je suis mécontent de moi-même, mais j’ai eu aussi de grandes satisfactions. Les deux langues, le français et le hongrois, diffèrent profondément et les dictionnaires bilingues ne vous proposent pas toujours des équivalents utilisables dans tous les contextes et dans toutes les situations. Alors, vos propres «trouvailles» vous consolent parfois de vos échecs.

JFB : Pouvez-vous nous indiquer deux ou trois éléments caractéristiques du hongrois qui diffèrent du français ?

G.K. : Malgré son entourage linguistique slave et germanique, le hongrois a réussi au cours de son histoire à conserver son originalité, tout en adoptant certains procédés des langues environnantes. Par exemple, le vieux hongrois ignorait l’article, qui apparaît assez tard dans la langue. Mais celle-ci possède toujours les deux conjugaisons, objective et subjective, que les écrivains savent exploiter à des fins stylistiques, ainsi qu’un système très nuancé de relations spatiales, dont l’usage métaphorique lui assure des possibilités expressives propres à désespérer le traducteur.

JFB : Quelles sont les qualités du traducteur ?

G .K. : Bien entendu, en premier lieu, la maîtrise aussi parfaite que possible des deux langues, la langue «source» et la langue «cible». Ensuite, il faut évidemment une certaine routine. De la persévérance aussi: l’insatisfaction perpétuelle du traducteur littéraire l’oblige à de multiples relectures de son texte. C’est donc un métier difficile ; de plus, il n’est pas toujours possible d’en vivre.

JFB : Qu’est-ce qui est important dans la traduction, la fidélité au texte ou l’interprétation ?

G.K. : Disons que cela dépend des époques et du public. Jean-René Ladmiral distingue deux types de traducteurs, les «sourciers» et les «ciblistes». Les premiers – par exemple les traducteurs des textes sacrés – sont attachés à la littéralité, mais celle-ci se révèle souvent être une illusion. On ne peut pas restituer toute la richesse expressive de la langue source. Par exemple, la traduction des préverbes hongrois soulève des difficultés insurmontables. Quant aux «ciblistes», – dont je suis – ils visent avant tout le public et cherchent à s’adapter à son goût, variable, comme je l’ai dit, suivant les époques.

JBF : Le traducteur doit non seulement connaître la langue, mais aussi la culture des deux pays.

G .K. : Oui, bien sûr. Les dictionnaires bilingues sont insuffisants à cet égard. Pourtant certains renseignements touchant la culture sont indispensables au traducteur. Les deux parties, Buda et Pest, de la capitale hongroise, ont chacune des connotations différentes : Buda, dans la conscience collective hongroise est le symbole d’une certaine réserve aristocratique : il y a quelques années, une auteure hongroise a intitulé ses Mémoires d’une jeune fille rangée, Egy budai úrilány naplója (Journal d’une jeune fille de bonne famille à Buda). Le texte à traduire peut contenir des allusions dont le sens échappe au non-natif, alors qu’il est tout à fait clair pour un public complice, ayant fréquenté les mêmes écoles.

JFB : Quels sont vos auteurs contemporains préférés ?

G.K. : Je n’ai que l’embarras du choix : Márai, Kosztolányi, Móricz, Bibó… Les auteurs sont souvent critiques vis-à-vis de leurs traducteurs, mais certains des «miens» sont devenus de grands amis : Miklós Mészöly, auteur de La mort d’un athlète, Tibor Déry, l’un des précurseurs de la révolution d’octobre 56, dont j’ai traduit cinq ou six livres. Je garde précieusement les livres que Miklós Szentkuthy (Robert Baroque) m’a offerts avec des dédicaces d’un lyrisme débordant. Le psychanalyste Imre Hermann m’a beaucoup appris, notamment avec L’instinct filial.

Milena Le Comte Popovic

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