Sa vie est un match perpétuel

Sa vie est un match perpétuel

Les livres du JFB

 

Péter Esterházy n’est nulle part plus à sa place que près d’un terrain de foot. Dans Voyage au bout des seize mètres, il visite les petits clubs allemands et en profite pour parler de tout et de rien, de sa jeunesse de footballeur, de Puskás et de l’équipe en or des années cinquante, des aléas de l’histoire hongroise et de l’art de regarder un match. Des femmes aussi. Ah, les filles de RDA…

Esterházy n’est déjà plus un «footballeur vieillissant», cette étrange espèce qu’il prend plaisir à railler dans un chapitre. Mais il l’a été. Et avant ça, un jeune sportif réputé doué, évoluant avec son club parfois en quatrième, parfois en cinquième division hongroise. Le terrain c’est sa maison, les grands du foot sa famille. Ou le contraire? Son jeune frère Márton a évolué au plus au niveau européen au milieu des années quatre-vingt.

Chaque moment de sa vie a été marqué par le ballon rond, et l’auteur prend un malin plaisir à sauter d’un souvenir à l’autre, emportant le lecteur avec une facilité déconcertante tant ses images du passé sont vivantes. Lorsqu’il raconte sa brève rencontre avec le grand Flórián Albert, le temps d’un match, on est véritablement à ses côtés, impuissant comme lui à stopper cet adversaire à peine humain, ce virtuose venu d’une autre dimension du sport. On est à terre comme lui, le sourire aux lèvres d’avoir été si bien battu par un tel footballeur.

A la lecture de ce livre, même un allergique au sport ressent cette douce nostalgie qui rappelle les parties de chasse dans «le Premier homme» de Camus. Esterházy en est conscient. Il sait pertinemment que le terrain le ramène à son enfance, le contraint à parler du passé, à se sentir un peu plus vieux. Mais il ne manque pas d’humour, ni d’autodérision. Il est constamment à la fois le vieil écrivain et le petit garçon qui rachète ses trop bonnes notes par ses qualités sur le terrain. Il se promène sur la ligne de touche, devenue ligne de sa vie, mais aussi de son pays.

Le voyage en Allemagne n’est qu’un prétexte. Et comme tous les voyages, il lui permet surtout d’en apprendre un peu plus sur lui. Il va si loin dans ce tête-à-tête avec lui-même qu’il en perd un peu son lecteur par moments, surtout dans les dernières pages. On rate une référence puis une autre, et on le surprend à parler tout seul. Pas de quoi lui en tenir rigueur, tant sa passion est palpable.

« Voyage au bout des seize mètres » est une déclaration d’amour au football, contre les esprits chagrins qui balayent d’un sarcasme les grands et petits exploits de Puskás, Beckenbauer ou Di Stefano, les heures d’entraînement, les coachs et leur cruauté bienveillante, les émotions des grands matchs et les repas de fin de saison. On ne peut rester indifférent devant l’intensité avec laquelle il se vit désormais simple spectateur : « Márai le dit à propos de la lecture, moi à propos des matchs : Lire avec force. Regarder un match avec force. […] Ne jamais regarder un match avec dédain, en passant, comme quelqu’un invité à un festin divin et qui, du bout de sa fourchette, chipote seulement dans les plats. […] Regarder un match à la vie, à la mort, parce que c’est le plus grand cadeau qui puisse exister, un cadeau humain. Pense que seul l’homme regarde un match. » Après ce livre, vous ne regardez plus jamais un match de la même manière.

Sébatien Martineau

 

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