La guerre chez soi

La guerre chez soi

Échos de la francophonie

 

La chronique de Dénes Baracs

 

La patrouille militaire, après avoir quitté son véhicule blindé dans le centre du village supposé ami, se lance dans le paysage jaunâtre à la recherche de Talibans invisibles, dont la présence aux alentours n’est un secret pour personne. Je regarde le mouvement d’une dizaine de soldats français, chacun porte un lourd fardeau, fusil d’assaut, sac à dos, gilet pare-balles, munitions, une trentaine de kilos dans la chaleur écrasante.

On s’éloigne du village – petites maisons de terre battue, murs de terre, arbres poussiéreux – et on avance sur le terrain nu et accidenté. Derrière, dans le village, on voit des gens qui courent. Mauvais signe, on perce l’angoisse sur le visage des militaires. Et soudain, l’embuscade. Le paysage se dissout, tremble, les cameramen courent avec les soldats à la recherche d’un abri.

Ils se jettent à terre, une fusillade nourrie emplit les oreilles, clac-clac-clac, et tout le monde demande: mais d’où viennent tous ces tirs ? L’image nous montre le groupe des soldats scindé en deux, ils cherchent à se réunir de nouveau en formation de combat. De temps en temps ils ouvrent le feu, les attaquants restent toujours insaisissables, mais les tirs semblent venir du village à peine quitté.

Je me trouve soudain au cœur d’un combat réel et irréel à la fois, les soldats font leur boulot, en appelant à l’aide les mortiers qui campent de l’autre côté de la colline suivante. Impact d’obus, explosion, une boule de feu s’élève à distance, le tir ennemi se fait plus rare. L’équipe de la télévision fait aussi son boulot, en immortalisant ce combat mystérieux, presque immobile, à personnel réduit. Tout en dirigeant ses hommes sous le feu adversaire par le biais de son microphone attaché à son casque, le commandant maintient la communication avec les journalistes. Les attaquants doivent compter quelque 15-20 Talibans infiltrés, ils sont à 3-400 mètres, explique-t-il, mais on ne voit pas grand-chose, la caméra montre une fenêtre ouverte, c’est probablement un poste de tir ennemi. Silence, crépitement des balles, cris, silence.

Une équipe de TF1 a passé 60 jours dans ce qu’on pourrait nommer "le bourbier afghan" bien que ce fût plutôt un paysage de désert et de montagnes. Son but: comprendre la mission ô combien dangereuse des soldats français dans ce pays lointain, saisir le sens de l’engagement de l’Occident contre ces islamistes fanatiques qui ont constitué la base des terroristes d’Oussama Ben Laden, présenter les enjeux, montrer les soldats qui défendent dans le sable cruel la sécurité et la paix de l’Europe et du monde.

En suivant le reportage sur mon écran, je sais maintenant qu’il faudrait se retirer jusqu’au blindé qui attend dans le village, on court de nouveau en haletant, à découvert, je ne vois que les pieds. Enfin, on est en sécurité. Les soldats regagnent leur véhicule. Les gens du village, vêtus de blanc, accroupis, les regardent impassiblement, sans un mot. Ont-ils suivi passivement la fusillade ? Ou bien certains assaillants se trouvent-ils parmi eux ? Il est impossible de le savoir. C’est un miracle que les Français en sortent indemnes, dit le commentateur, en ajoutant que plus tard on a appris que les Talibans, eux, avaient perdu trois hommes dans la confrontation.

Reportage dramatique et dangereux donc, et finalement il est difficile de dire où finit le combat et où commence la « visite guidée » dans la guerre lointaine. Mais est-elle vraiment si loin ? En fait : on a eu droit à la guerre chez soi. Les soldats ont tiré dans ma chambre, sur mon écran. Et les Talibans, eux, ont fait peur cette fois par leur invisibilité : finalement, c’était leur message, le crépitement des balles autour de la patrouille. Et l’immensité des montagnes où ils se cachent.

Mais on a eu quelques jours plus tard un autre message médiatique, beaucoup plus fracassant.

L’affaire de l’interview dans Paris-Match avec le chef du groupe taliban qui a tué dans une autre embuscade dix soldats français est révélatrice. L’hebdomadaire a publié la photo de ces guerriers – avec les divers équipements pris aux soldats français tués ! - et une interview avec leur commandant, où il explique sans entraves que ses hommes défendent leur propre pays contre les intrus, alliés des Américains, et profère des menaces de mort : « Tant que vous resterez chez nous, nous vous tuerons. Tous. »

Ce qui a provoqué un tollé dans le monde politique et intellectuel français. Hervé Morin, le ministre de la défense, a critiqué la démarche du journal au nom de l’unité du pays dans la lutte contre le terrorisme et pour les droits de l’homme que la France mène avec 38 autres pays, dont 25 pays de l’Union européenne (soit dit ici : y compris la Hongrie, qui a aussi perdu deux militaires récemment). La réponse du rédacteur en chef a pris la forme d’une question : De quel pays serait-on si l’on avait censuré les propos tenus par l’adversaire ? Ceci n’a pas fait taire ceux qui ont vu dans cette affaire une violation de la déontologie journalistique, la recherche de scoops à tout prix. Les internautes, eux, sont profondément divisés parmi ceux qui considèrent que l’hebdomadaire a offensé les soldats de la nation et ceux qui soupçonnent qu’on veuille museler la presse, éliminer l’information.

Ce qui montre bien qu’en Afghanistan ce ne sont pas seulement les armes qui décideront. On a besoin d’une vraie reconstruction du pays – ce qui est un des buts de la coalition antiterroriste. Mais pour y arriver, il faut d’abord gagner les âmes sur place et ici, chez nous, assurer le soutien de la société aux soldats qu’elle a envoyés au combat. Et cela se fait dans les médias, dans les hebdomadaires, sur nos écrans.

Alors, dissimuler la réalité ? C’est impossible. Donner libre cours à la propagande des terroristes ? Inadmissible. Le dilemme est réel, cruel, omniprésent : dans mon journal, sur mon écran, partout.

La guerre se livre dans ma chambre, dans nos foyers. Son issue dépend donc aussi de nous.

 

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