Portrait: Paix séparée

Portrait: Paix séparée

Ariadné (Ariane), fille de Minos dans la mythologie grecque, et qui donna à Thésée le fil à l’aide duquel il put sortir du labyrinthe du Minotaure, est aujourd’hui le nom d’une association budapestoise, réunissant les survivants et les combattants de l’Holocauste. A l’instar du fil mythique qui permit d’avancer en étant sûr de pouvoir retourner au point de départ, ils essaient de reconstruire l’histoire de la Shoah, vécue de manière différente mais gardée jusqu’ici dans le silence. Il y a tout juste un an, le groupe a publié son premier livre, Paix séparée (Különbéke), un recueil de leurs histoires personnelles sur l’Holocauste. Pour en discuter, j’ai rencontré Nóra Elôd, qui a survécu aux rafles de Budapest.

 JFB: Pourquoi ce titre, Paix séparée?

Nóra Elôd: Durant les réunions d’Ariadné, qui est donc la communauté des survivants et de leurs sauveurs, nous avons longuement réfléchi au titre de ce premier livre. Parmi les nombreuses propositions, seule celui de Paix séparée a plu à tous les membres puisqu’elle traduit bien l’essentiel de notre activité: cette expression montre que si aujourd’hui nous nous réunissons et formons une communauté, c’est parce qu’à travers ces dialogues nous avons réussi à retrouver le fil des événements et de faire justement notre paix séparée.

JFB: En consiste plus exactement l’activité d’Ariadné?

N.E.: Les réunions sont liées à des événements ou programmes concrets. Environ huit à neuf réunions vont précéder ou suivre un événement qui nous concerne. Par exemple, au moment de mon arrivée à Ariadné, le groupe préparait une exposition sur l’Holocauste, ils cherchaient des documents et des objets pour reconstruire l’histoire de cette époque difficile. Cette année-là, il y avait un cycle de conférences dans le cadre du programme international «Dialogue pour la tolérance», initié par une psychologue juive, Miriam Ben-David. C’est une Juive née en Roumanie mais qui avait émigré en Israël. Elle est retournée en Roumanie pour mieux connaître l’histoire de sa famille et c’est à ce moment qu’elle a eu l’idée d’effectuer des recherches sur l’Holocauste de façon à ce que la prio-rité soit donnée aux souvenirs personnels. Ariadné, qui est la seule association à travailler dans ce but en Hongrie, rentre dans ce cadre. Nous avons en moyenne une réunion par mois, ce qui est très peu. Derrière ce livre par exemple il y a deux ans de travail. Pendant ce temps, les réunions étaient consacrées au récit de l’un d’entre nous. Il devait se raconter “lui-même”; ce n’est pas par hasard que j’utilise cette expression: tout le monde était libre de raconter ce qu’il voulait, en partant de la date et des événements qu’il considérait comme importants. Il était impressionnant de voir à quel point ces histoires étaient différentes, en fonction de la si-tuation des familles, de la gravité des tortures auxquelles nous avons survécu, mais aussi selon l’importance que l’identité juive a eu pour nous. Il était également très intéressant de comparer ces histoires aux expériences de nos sauveurs. Malheureusement, très peu de nos bienfaiteurs sont encore en vie, puisqu’ils étaient nécessairement plus âgés que nous à l’époque. Mais je dois souligner qu’il y avait des personnes qui nous ont beaucoup aidés malgré leur jeune âge. Je pense par exemple à Mária Homonnay, une de mes sauveuses, qui avait douze ans à l’époque et qui m’a raconté au cours d’une réunion d’Ariadné que, malgré son jeune âge, la Gestapo n’a pas hésité à la torturer avec la même brutalité que les adultes. On ne peut pas se permettre de ne pas prendre en compte l’altruisme de ces personnes. Ce n’est pas un hasard si plusieurs d’entre eux ont été honorés dans le centre Yad Vashem à Jérusalem (un jardin où les arbres sont plantés en honneur des Justes, ces non-Juifs qui ont risqué leurs vies pour sauver celles des Juifs).

 JFB: Comment avez-vous décidé d’adhérer à ce groupe?

N.E.: Plusieurs décennies se sont écoulées sans que je m’occupe vraiment de mes souvenirs sur l’Holocauste. D’une part, c’est peut-être la douleur en moi qui m’a empêché de prendre un peu plus conscience de ce qui s’était passé. D’autre part, je suis très étonnée quand je vois notre ingratitude: comment se fait-il que nous n’ayons jamais cherché nos sauveurs? J’ai du mal à m’expliquer cela. J’ai surtout honte quand je me rends compte que ce n’est par exemple qu’au cours des années 1990 que j’ai rencontré Mária Homonnay (et là encore, ce n’était pas moi qui l’avais cherchée!).

Pendant très longtemps, le fait d’être juive ne signifiait rien pour moi, j’étais même en colère quand je pensais à toutes ces associations qui ont été créées dans le seul but de réunir des Juifs. A mes yeux, ce n’était pas un facteur sur lequel il fallait fonder des communautés. Si aujourd’hui j’en ai une vision différente, c’est en grande partie parce que j’ai constaté que ces associations formaient vraiment de véritables communautés. Je pense que c’est le fameux discours de István Csurka en 1993 qui m’a poussée à manifester mon identité juive. J’ai dû m’apercevoir que même si être juif ne représentait rien pour moi, il y en avait dans ce pays qui avaient retracé la ligne entre Juifs et non-Juifs, ce qui m’a fâchée et mise en colère. Je me suis dit que si en Hongrie il y a des hommes politiques qui continuent à diviser la population sur cet axe, je ne peux pas m’empêcher d’exprimer mon identité; malgré ma réticence à porter de tels signes: le lendemain, je suis allée au travail avec une étoile de David sur mon collier. (István Csurka, fondateur du parti d’extrême droite MIÉP, a prononcé plusieurs discours dans lesquels il voulait «mettre en garde» contre le renforcement des Juifs en Hongrie). Quant à Ariadné, je l’ai connue par le biais de certains amis, que j’ai justement rencontrés au cours de ces conférences sur l’Holocauste. Je suis allée à une réunion à laquelle participaient des personnes qui vécu avec moi ces années difficiles. Leur travail m’a beaucoup plu puisque c’était très honnête. Depuis, Ariadné constitue une partie importante de ma vie.

 JFB: Pourriez-vous résumer votre histoire personnelle sur l’Holocauste?

N.E.: Cela commence par le décès de mon père en 1944, mort d’épuisement au service du travail obligatoire. Les femmes de la famille ont réussi à se procurer de faux papiers. Ma soeur et moi avons passé les mois difficiles dans une maison Sztehlo. (Gábor Sztehlo était un pasteur luthérien, qui grâce à ses connaissances a pu aménager des maisons d’enfants, placées sous le signe neutre de la Croix Rouge suisse). Le 19 mars 1944, quand les Allemands ont occupé le pays, Tivadar Homonnay, alors maire de Budapest, a démissionné de son poste en disant qu’il ne pourrait pas servir un pouvoir étranger installé dans son pays. Après sa démission, il s’est réfugié à la campagne mais a averti sa femme qu’il avait cédé sa maison à la Croix rouge. C’est ainsi que G. Sztehlo a pu y former une maison d’enfants et c’est là que ma sœur et moi nous sommes réfugiées. J’avais huit ans à l’époque, et aujourd’hui cela me fait rire quand je me rappelle à quel point je ne comprenais rien à ce qui se passait autour de moi. De toute façon, l’identité juive ne signifiait rien à mes yeux: par exemple, je n’ai rien senti quand on a dû coudre l’étoile jaune sur nos vêtements. Ma soeur, qui avait quatre ans de plus, a beaucoup plus souffert, elle avait très peur pendant cette période, c’est peut-être pour cela qu’en 1956 elle a émigré en France et qu’elle n’a jamais avoué à son fils qu’elle était juive.

Si nous avons réussi à nous réfugier dans la villa des Homonnay, c’est grâce à l’aide de nombreuses personnes, mais aussi grâce au hasard. Le jour du coup d’État des Croix-Flêchées (les Nazis hongrois), ma mère était partie pour essayer d’acheter des faux papiers pour nous. C’est pendant son absence que les militaires des Croix-Flêchées sont venus récupérer les Juifs dans notre immeuble. Ils ont donné cinq minutes à ma tante qui nous gardait (ma sœur et moi) pour faire notre sac. Je ne saurai jamais si au moment du retour des soldats elle s’est vraiment évanouie ou si elle ne faisait que feindre, mais quand les militaires ont vu ma tante inconsciente, ils nous ont laissé tomber, toutes les trois. Ma mère, qui est rentrée et qui a vu la queue des Juifs réunis par les soldats devant notre immeuble, est montée effrayée, et quand elle a vu que nous étions saines et sauves, elle s’est évanouie à son tour. Les trois jours suivants, pendant que ma mère conti-nuait à chercher des papiers, nous nous sommes réfugiées chez un oncle qui habitait Lajos utca. Alors que dans la rue des milliers de Juifs étaient transportés à la fabrique de brique d’Óbuda, nous étions cachées derrière son canapé pour que personne n’entende nos pas depuis les appartements en dessous et que personne ne nous voie à travers les fenêtres. Quand ma mère a trouvé de faux documents pour nous, nous avons pu aller à la villa Homonnay, où j’ai passé plusieurs mois avec d’autres enfants. Malgré les conditions épouvantables, les bombardements et la peur des soldats allemands, la famille Homonnay a fait tout ce qu’elle pouvait pour nous. Après la “libération” de Budapest par les soldats russes au mois d’avril 1945, ma mère est venue nous chercher, on a ensuite récupéré nos cousins et c’est à la campagne que ma mère nous a élevés au cours des années suivantes.

JFB: Paix séparée a été publié par l’Abbaye de Pannonhalma, ce qui est peut-être un geste de la part de l’église catholique envers la communauté juive du pays. Comment voyez-vous le dialogue entre Chrétiens et Juifs en Hongrie?

N.E.: Tant que ce dialogue est entre les mains d’Asztrik Várszegi et de son abbaye, je ne me fais pas de souci pour la relation entre les deux religions. En effet, c’est cette abbaye qui a publié notre livre et j’ai été impressionnée par la grande ouverture et la tolérance avec lesquelles ils ont mené leurs recherches sur l’Holocauste. Ils font un travail très sérieux dans ce domaine, en tenant compte du fait que le christianisme est la continuation de la religion juive et que ceux qui considèrent que l’un est l’antithèse de l’autre ont complètement tort. C’est d’ailleurs en participant à ces recherches que j’ai su qu’au moment de l’Holocauste, ils ont caché et donc sauvé beaucoup de Juifs dans leur abbaye. (Le couvent bénédictin de Pannonhalma était parmi les premiers monastères fondés en Hongrie en 996. Il reste un chef-lieu de l’église catholique, mais ses archives et sa bibliothèque, où sont gardés de nombreux objets de l’héritage national depuis la fondation du pays, en font également un centre culturel.)

 JFB: Cela fait moins de dix ans que, le 16 avril, nous commémorons l’Holocauste en Hongrie. De quelle manière faudrait-il se le remémorer? Êtes-vous satisfaite des programmes qui sont organisés dans ce cadre?

N.E.: Non, je ne pense pas qu’il y ait de bons programmes. Nous, les membres d’Ariadné, pensons que c’est justement à travers les expériences personnelles qu’on peut sensibiliser les jeunes à l’histoire de l’Holocauste. Pourtant, dans la plupart des écoles, les enseignants sont non seulement insensibles à ce sujet, mais ils nous refusent quand nous leur proposons de parler aux enfants de nos souvenirs. Malheureusement, les jeunes de nos jours ont très peu de connaissances sur l’histoire des Juifs de leur commune. Quand nous visitons des écoles à la campagne, je vois souvent à quel point les enfants ignorent cette partie de l’histoire locale, c’est toujours une triste expérience quand on constate qu’ils ne savent même pas si la synagogue de leur ville est toujours là ou si elle a été détruite. En même temps, je garde de très bons souvenirs de certaines écoles où nous avons été bien accueillis et où les enfants étaient très ouverts. Je suis convaincue que ce n’est qu’en faisant des petits pas que nous pourrons avancer vers une plus grande reconnaissance de notre histoire.

 

Anna Bajusz

 

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