Fragments

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Beckett par petites touches

A l'occasion des représentations au Trafó de Fragments, composée de plusieurs pièces courtes de Samuel Beckett et mis en scène par Peter Brook, le JFB a rencontré Marie-Hélène Estienne, l'assistante et complice de longue date de ce dernier. Elle revient pour nous sur la genèse de ce projet et... l'humour de Beckett.

 

 JFB: Pourquoi le choix de ces fragments? Et quelle unité se crée-t-elle à travers eux?

Marie-Hélène Estienne: J'ai eu la chance de découvrir ces petites pièces de Beckett dans les années 1985-1990 au théâtre de Saint Denis. Cela fut pour moi un énorme choc, plus pour moi que pour Peter d'ailleurs qui connaissait très bien Beckett alors que moi pas tellement. Je trouvais que ces pièces contenaient tout. Qu'en 20 mi-nutes on avait une connaissance de l'Homme et de l'âme humaine très aigue. C'est un projet que l'on a gardé en tête pendant très longtemps puis on a essayé de le monter avec des acteurs français, Maurice Benichou en particulier, mais curieusement ce n'était pas possible. On a alors lu d'autres pièces et le choix de ces fragments (Fragments de théâtre I, Berceuse, Acte sans Parole II, Ni l'un ni l'autre, Va et viens) s'est fait très naturellement: puisque l'on rencontrait une difficulté à faire quelque chose, autre chose est apparu. Berceuse par exemple s'est très vite imposée. C'est une pièce qui, en France, n'est pas très connue. De même que la pièce qui s'appelle Fragments pour Théâtre I qui est quant à elle carrément inconnue. Or elles m'ont beaucoup touchée car elles sont à la fois efficaces, très bien écrites et très émouvantes. On avait donc ces deux bases et les ajouts sont arrivés presque par hasard pour composer un tout qui s'est fait tout seul et sans idée préconçue. Le but, c'est de rentrer à l'intérieur de l'Homme de manière ni dramatique, ni mélodramatique. Ce n'est pas Godot. On ne fait que toucher, effleurer...

 JFB: Vous évoquiez la difficulté de travailler avec des acteurs français. Comment avez-vous abordé le bilinguisme de Beckett?

M-H.E.:On a commencé avec deux acteurs bilingues et une actrice qui ne l'était pas. Ce n'était pas un problème tant que l'on était en français. Mais quand on a vu qu'on avait vraiment envie de le faire en anglais, on a été obligé de changer d'actrice et de trouver une actrice bilingue.

 JFB: Depuis les premières représentations, il y a eu trois distributions différentes. Comment la pièce a-t-elle évolué avec le renouveau des comédiens?

M-H.E.:Finalement elle s'adapte très bien et, de toute façon, il s'agit d'acteurs de la même famille. Ce sont beaucoup d'acteurs qui viennent d'une compagnie qui s'appelle Complicité, créée par Simon McBurney en Angleterre. Les acteurs y sont très souvent bilingues, voire trilingues et ce sont des acteurs qui ont un training qui correspond au nôtre. La pièce n'a donc pas fondamentalement changé: si elle prend un aspect différent, le tout reste le même. De toute manière, c'est Beckett qui gagne. Peter aussi, mais surtout Beckett!

 JFB: Vous travaillez avec Peter Brook depuis une trentaine d'années. Pouvez-vous revenir sur cette collaboration?

M-H.E.: Le rapport avec Peter est passionnant car il a commencé légèrement et il s'est peu à peu développé. Pour moi c'est un bonheur de travailler avec lui. Sa qualité essentielle à mes yeux c'est qu'il ne fait jamais exactement la même chose. Il suit un chemin, mais il prend toujours des risques. Notre prochain projet est une pièce que l'on a déjà monté en français avec des Africains et qui s'appelle La Vie de Tierno Bokar. Désormais on la monte en anglais avec des Palestiniens et elle a pour titre Eleven & Twelve.

 JFB: Pour revenir à Fragments, on y découvre ou redécouvre que Beckett avait beaucoup d'humour. Comment le définiriez-vous?

M-H.E.: Il a beaucoup d'humour en effet. Il observe, beaucoup... il peut voir les pires choses mais il n'a pas un parti pris négatif. Il fait preuve, au contraire, d'une observation si aiguë et si juste que cela devient drôle. Je ne vois pas du tout Beckett comme si-nistre. Il est aigu, très ironique, il a cet humour irlandais qui l'habite entièrement et ce sens de la dérision. C'est d'ailleurs la base de notre travail et de notre intérêt pour ces fragments.

Frédérique Lemerre

 

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