le retour du plombier

le retour du plombier

Échos de la francophonie289

La chronique de Dénes Baracs

 

De ce titre il manque l’adjectif: j’ai omis le mot polonais si fréquent dans ce contexte, parce que notre homme peut arriver d’autres pays de l’Est et il peut exercer d’autres professions. Chauffeur slovaque, tourneur tchèque, le genre n’est pas obligatoire non plus: nous pouvons également parler de l’infirmière roumaine ou hongroise.

Il s’agit d’une personne exerçant un métier difficile et indispensable, un boulot qui depuis longtemps n’attire plus les « heureux » habitants de l’Europe occidentale. C’est un bon employé qui travaille pour un salaire raisonnable, pour ne pas dire très modeste. Pourquoi la peur, alors? Parce que les plombiers (édiles, tourneurs, menuisiers etc.) nationaux se sentent menacés par cet afflux de la main d’oeuvre à bas prix.

Début mai nous avons célébré ensemble le 5ème anniversaire de l’élargissement de l’Union Européenne, l’entrée des dix candidats de cette vague d’adhésion (dont huit faisaient partie de l’ancien glacis soviétique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale). De mes années passées à Bruxelles comme correspondant, j’ai pourtant quelques souvenirs des premiers pas qui ont mené à cette réunification partielle de l’Europe.

En 1988 un simple accord commercial entre la Communauté Européenne d’alors et la Hongrie avait déjà causé une petite révolution dans le « bloc » de l’Est. Peu après, les accords PHARE sont signés en faveur des « trois pays de Visagrád » (dont le nombre est passé à quatre avec la division de la Tchécoslovaquie), puis j’ai assisté à la signature de l’accord dit de « partenariat ». D’innombrables antichambres à l’adhésion proprement dite, toujours précédées d’âpres discussions, chacun des partenaires protégeant ses atouts et essayant diminuer les avantages présumés des autres. C’était au début des années 1990, mais déjà le marché du travail que certains anciens membres de l’UE voulaient à tout prix protéger des « intrus » était au centre des préoccupations des partenaires.

L’introduction des quatre libertés de l’Union Européenne – la libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et des personnes – n’a pas été aisée : la mise en place des deux premières nécessita des efforts assidus et constants de la part des pères fondateurs. Les services étaient également difficiles, mais la dernière liberté s’avéra particulièrement délicate, du fait de la peur des anciens membres de ce nouveau défi pour leur marché du travail et du sentiment de frustration des nouveaux venus lié aux restrictions à la libre circulation de leurs citoyens.

Á l’Ouest on imagine difficilement le rêve de ces hommes et femmes de l’Est d’accéder enfin au paradis occidental, inaccessible à cause du rideau de fer puis, après la chute de cet obstacle, en raison de l’impénétrabilité du marché du travail occidental – les fameuses « dérogations » accordées dans ce domaine. C’est pourquoi il y a cinq ans, au moment de l’adhésion, le maintien des limitations concernant la main d’oeuvre de l’Est par plusieurs anciens membres a laissé un goût amer chez les nouveaux entrants.

Fort heureusement, ce refus n’était pas unanime et dès le début, plusieurs anciens membres de l’Union – notamment le Royaume-Uni et l’Irlande – ont largement ouvert leurs portes aux « plombiers polonais ». Au cours des années suivantes, plusieurs autres Etats-membres ont encore libéralisé certains segments de leur économie aux gens de l’Est – la France, par exemple, a surmonté sa peur en juillet 2008, au début de sa présidence de l’UE. Il ne reste que l’Allemagne et l’Autriche qui demandent encore une dérogation pour prolonger les restrictions jusqu’à 2011. Après hésitation, la Belgique et le Danemark ont renoncé à demander une mesure semblable.

La raison de cette évolution positive est simple: contrairement aux prédictions les plus pessimistes, les anciens Etats-membres ont largement tiré profit de l’afflux de travailleurs est-européens, et la venue des ouvriers et de travailleurs hautement qualifiés (docteurs, informaticiens, etc) de l’Est a facilité l’adaptation de l’Ouest à la globalisation. La Commission européenne a très bien résumé ce constat: « Les flux de mobilité […] ont eu une incidence nettement positive sur la croissance économique de l’UE ». A ceux qui redoutaient de voir les travailleurs de l’Est prendre les emplois des nationaux, la Commission répondait que la levée des restrictions permettait plutôt de résorber le travail au noir.

Il est vrai qu’avec la crise, l’élargissement montre encore une de ses fragilités: les ressortissants de l’Est retournent dans leur pays natal parce que les offres de travail diminuent à l’étranger, et ils exercent leurs talents chez eux. Le vrai problème n’est pas la liberté du marché de travail, mais plutôt l’inégalité économique qui ne se résorbe que lentement. Et si les plombiers polonais ne font plus aussi fréquemment le voyage à Paris ou à Londres qu’avant, ce sont les habitants de l’Allemagne et de l’Autriche (ou de la Slovaquie, nouveau membre de la zone euro) qui font dorénavant leurs coiffure, leur cure dentale et leurs achats dans les localités polonaises, hongroises etc… transfrontalières. A Sopron, proche de la frontière autrichienne, on trouve un cabinet dentaire dans chaque coin, certains proposent leurs services 24 heures sur 24, à des prix imbattables. Tout comme les coiffeurs du petit village polonais Osinow Dolny, à deux pas de l’Allemagne. La localité compte quelque 200 habitants dont pas moins de 150 qui exercent cette profession respectable.

Le bon Européen veille toujours à ce que sa coiffure soit impeccable. Et bien sûr à ce qu’après avoir fermé le robinet, l’eau ne coule plus. Le plombier reste indispensable. Et espérons que dans l’Europe du futur la question de sa nationalité n’aura plus aucune importance.

 

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