Le musicien aux cymbales

Le musicien aux cymbales

Échos de la francophonie

La chronique de Dénes Baracs

C’est une petite statuette de bronze dans l’antichambre de mon appartement, genre classique, un beau danseur antique qui, pour tout vêtement, ne porte que des cymbales dans ses mains levées. Je l’ai reçue en cadeau, sans aucune information sur son origine. J’ai trouvé l’explication à Corfou, cette belle île grecque où j’ai passé récemment quelques jours mémorables.

A ma grande surprise, j’ai revu ma statuette à l’entrée de l’Achilleion, cette prestigieuse villa du XIXe siècle hantée par l’histoire et la tragédie. C’était probablement la triste reine Elisabeth, plus connue sous le nom de Sissi, épouse de l’empereur François-Joseph Ier et amie vénérée des Hongrois dans l’empire austro-hongrois, qui a faite venir ici cette grande statue du Musicien aux cymbales, tout comme elle a acheté pour ce domaine tant d’autres œuvres d’art. Mais il n’est pas exclu que ce soit Guillaume II, cet empereur impérialiste (terme moderne inspiré par les anciens conquérants), qui l’ait faite venir durant les années où il habita ces lieux, car il était tout aussi fasciné par l’anti-quité que Sissi, et voué lui aussi à un triste destin. C’est ainsi qu'antiquité, légende, histoire et même vie quotidienne s’entremêlent dans notre petite Europe.

Corfou n’est pas si loin, il suffit d’une heure et demie de vol à partir de Budapest. Vous vous posez presque dans la ville, la piste de l’aéroport est si proche de la route que chaque fois qu’un avion un peu plus grand décolle, les voitures de la police barrent la route pour stopper le trafic. Pour Ulysse, le héros de Homère de retour de la guerre de Troie il y a quelques millénaires et pourchassé par le dieu de la mer Poséidon qui transforma son bateau en rocher, l’arrivée n’a pas été si simple. Il échoua ici, dans le royaume mythique des Phéaciens et, après avoir atteint la côte à la nage, il s’y est endormi nu. C’est la belle Nausicaa – immortalisée sur tant de peintures, entre autres sur une très belle à Achilleion –, fille du roi Alcinoos, qui a découvert le héros épuisé, ici, au bord de la mer. Homère raconte qu’elle l’a emmené dans le palais du roi où il charma ses hôtes en leur racontant son périple. Même si Nausicaa aurait voulu le retenir, Ulysse poursuivit finalement sa longue route pour regagner Ithaque. Plusieurs rochers devant les côtes de Corfou sont considérés par divers auteurs comme le bateau pétrifié d’Ulysse.

La légende n’est concurrencée que par l’histoire: Grecs, Romains, batailles navales, guerres civiles, époque byzantine, envahisseurs barbares, Vandales, Vénitiens – et bien sûr Napoléon! s’y succédèrent. En abolissant la domination vénitienne, les Français ont symboliquement planté sur l’île l’arbre de la liberté. La domination française ne dura que quelques années mais son œuvre reste encore présente et quelques prestigieuses institutions comme l’Académie Ionienne, fondée par l’empereur, survivent encore. On voit l’influence française aussi dans l’architecture de quelques rues centrales – même si l’empreinte italienne et anglaise est encore plus caractéristique. L’ensemble représente donc un mélange unique et fascinant.

Tout comme le flux continu des visiteurs de tout poil dans l’Achilleion, cet édifice blanc d’un classicisme élégant est une étape obligatoire de n’importe quelle visite sur l’île phéacienne. Notre belle et romantique reine Elisabeth a fait connaissance avec le lieu en 1861, et fût tellement impressionnée par la beauté du paysage qu’elle y est retournée plusieurs fois avant d’acheter finalement, en 1889, la villa Vraïla – à la place de laquelle elle fit construire à grands frais la somptueuse Achilleion. D’où vient ce nom? Sissi, qui dans sa vie mouvementée ne trouva que peu de moments de bonheur familial et d’amour, avait une passion pour l’antiquité. Le champion peut-être le plus fameux de ce passé glorieux fût Achille (l’autre héros de Homère). Ce guerrier (presque) invincible n’avait qu’un seul point vulnérable: son talon. Dans la cour splendide de la villa, le héros mourant est immortalisé par le sculpteur Ernst Gustav Herter: le pauvre mortel essaie en vain de se débarrasser de la lance qui a pénétré son corps sur ce point. Pressentiment macabre? Sissi qui, pour oublier ses malheurs familiaux et impériaux ne s’arrêta jamais de voyager à travers l'Europe, fut assassinée à Genève 7 ans après la construction de l’Achilleion. Elle était beaucoup plus vulnérable que le héros grec, son cœur fut percé par une simple lime, utilisée comme arme par Luigi Lucheni, un anarchiste italien.

En tous cas, quelque temps plus tard, le nouveau propriétaire de la belle villa, qui n’était autre que l’empereur allemand Guillaume II en personne, tout aussi amoureux de l’antiquité que Sissi mais beaucoup plus ambitieux, a fait déplacer l’Achille mourant à un autre coin du jardin – “pour mieux faire valoir sa beauté” – et a fait ériger à sa place une représentation grandiose du héros qui correspondait mieux à son goût: L’Achille victorieux. C’est une statue conquérante, énorme, de 11,5m, qui tient fièrement sa lance dans la main. Comme nous le savons, Guillaume II a lui-même rêvé de conquêtes victorieuses et a joué un rôle important dans le déclenchement de la Grande Guerre, cette hécatombe des nations. Il a également enrichi la collection antique de la villa, mais la guerre l’a empêché de profiter pleinement de l’Achilleion puisqu'après la défaite, il a fini sa vie en exil.

Maintenant la belle villa est pleine de visiteurs, tout le monde en admire la beauté et admire les objets ayant appartenu à la reine et l’empereur. Moi, je préfère mon musicien aux cymbales. Il est antique, mais au moins ce n’est pas un guerrier.

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