Yvette Bozsik: une artiste jusqu’au bout de l’âme

Yvette Bozsik: une artiste jusqu’au bout de l’âme

Portrait

Le regard clair, la bouche soulignée de rouge, Yvette Bozsik m’attend déjà en compagnie de Marcell Iványi, son producteur et collaborateur artistique, devant une tasse de thé servi dans l’élégant café Művész face à l’Opéra.

Me voici en présence d’une danseuse et chorégraphe hongroise parmi les premières, pour ne pas dire La première, à avoir apporté à la danse en Hongrie un langage chorégraphique nouveau. Mais elle le dit d’emblée, «ce n’est pas simple pour une femme d’être un «leader», même aujourd’hui. La tolérance n’est pas grande.»

De sa formation à la création de sa troupe

Après sa formation de danseuse classique à l’Académie hongroise de la danse entre 1978 et 1988, et parallèlement à sa carrière de danseuse au Théâtre de l’Opérette de Budapest entre 1988 et 1992, elle s’engage sur les chemins tortueux de la recherche chorégraphique avant-gardiste. «J’ai une formation de danseuse classique. La technique et le langage classiques sont importants pour moi. Mais à l’âge de 18 ans, j’ai commencé à expérimenter d’autres danses, en particulier une danse proche du butoh.» Repérée par Hervé Diasnas, qui l’a vue danser au Szkéné, elle est invitée à présenter son spectacle en France. «Je suis allée à Paris à l’espace Chiron, sans mettre au courant la direction de l’école. On m’a dit que je faisais quelque chose de similaire au butoh, dont je n’avais encore jamais entendu parler.» Quand elle rentre à Budapest, elle est «découverte» par un article dans la revue Saison de la danse qui tombe entre les mains du recteur de la danse. On peut y lire: «Yvette B. a 20 ans d’avance sur la danse contemporaine hongroise.» Sans préavis, le recteur décide de la sanctionner par son renvoi de l’école, trois jours avant l’examen final! Cela n’empêchera pas la jeune femme de poursuivre son chemin. Elle signe un contrat avec le Théâtre de l’Opérette et continue ses performances expérimentales avec l’artiste plasticien György Árvai, avec qui elle avait créé le Collective of Natural Disasters avant sa tournée en France. «J’y ai connu de nombreux artistes français et suis retournée à plusieurs reprises en France pour y présenter différents spectacles. J’ai découvert que j’étais toujours à la recherche de quelque chose de nouveau». C’est à partir de 1992 qu’elle cherche à développer ses chorégraphies avec d’autres danseurs. Jusqu’alors, elle dansait seule sur scène dans des espaces d’un mètre carré, dans de l’eau, du sable, voire de la glace. Zoltán Imre lui donne alors l’occasion de s’exprimer plus largement à Szeged: elle y chorégraphie Les Bonnes de Genet et Le Château de Kafka, rebaptisé Les amours de Josef K. Le grand tournant de sa carrière se produira en 1993, lorsqu’elle créera Soirée, d’après Huis clos de Sartre, au Théâtre Katona József, le théâtre symbole du renouveau à Budapest depuis les années 1980. Elle a alors suffisamment mûri pour fonder sa propre compagnie la même année. Elle enchaîne une grande tournée de Hongkong à Londres avec sa troupe grâce à plusieurs prix remportés, entre autres, au festival d’Edimbourg. Mais ce n’est qu’en 1997 que sa compagnie est subventionnée.

Traverser les genres, travailler avec les différences

Yvette Bozsik est une artiste au sens plein du terme: elle ne cesse d’expérimenter différents genres, de les confronter et d’en déplacer les frontières. La danse classique reste sa «base», mais ne l’empêche en rien de faire des chorégraphies de danse contemporaine, des revues de cabaret ou des spectacles pour enfants. Le théâtre tient naturellement une place importante dans ses créations. Rien d’étonnant par conséquent de trouver sa troupe aussi bien à l’affiche de l’Opéra que du Trafó ou du théâtre Millenáris. Elle n’hésite pas non plus à sillonner les maisons de la culture et les galeries d’art du pays avec des spectacles qui lui tiennent à cœur. C’est le cas actuellement avec sa représentation Soul Dance, National Tour 2009. Ce spectacle, soutenu par L’Oréal, a été créé pour «ouvrir les esprits» sur le délicat sujet du handicap. Il est intitulé Lélektánc, autrement dit «Danse de l’âme». Son engagement y est entier. «Nous nous rendons dans le maximum d’endroits pour toucher le maximum de personnes. Les spectacles sont souvent gratuits pour permettre à des gens qui n’ont pas l’habitude d’entrer dans ces lieux de s’y rendre.» La prestation de ses danseurs à la mairie de Budapest le 6 octobre dernier a ainsi parfaitement illustré ce que peut être la tolérance (à l’occasion du Tolerancia Nap).

Yvette Bozsik n’en pas finit de rompre avec le «déjà vu». Ce spectacle est bien particulier puisqu’il met en scène des danseurs et des handicapés en chaise roulante. Sa compagnie, l’Ensemble Tánceánia et un groupe de «Rolling dancers» évoluent ensemble sur scène, chacun à leur façon. On assiste à une recherche artistique et à une découverte mutuelle de l’autre qui va au-delà des préjugés. Moment de partage étrange, émouvant et au-delà de toute compassion. Car la chorégraphe ne veut surtout pas éveiller la pitié. «Artistiquement il est intéressant de travailler sur les différences. Je ne veux pas toujours voir les mêmes personnes sur scène. J’ai travaillé l’année dernière à l’Opéra avec de vrais danseurs. Cela apporte une bonne énergie. Mais je dois travailler avec différentes sortes de danseurs. J’ai travaillé avec des handicapés, des aveugles. Et je les ai mis tous ensemble sur scène. Je n’aime pas les choses qui sont uniformes.» Yvette Bozsik cherche constamment à élargir les possibilités et à changer le regard de la société qui pose sur un piédestal beauté et jeunesse.

Style et sujets

Son style est lui aussi en constante évolution. C’est Pina Bausch, la grande chorégraphe allemande récemment disparue, qui l’a grandement inspirée. Elle lui rend hommage cet automne au MÜPA avec Death and the Maiden et Les Noces sur les très belles musiques de Schubert et Stravinsky.

«Je fais de la danse contemporaine mais pas seulement. Je cherche mon propre style. C’est en ce sens que Pina Bausch a toujours été un modèle pour moi. Elle a crée son style à partir de la vie. Elle était très libre. Elle expérimentait sans cesse, mêlait l’humour et le drame, comme je le fais moi-même. C’est pour cela que je lui rends hommage. Elle est venue me voir à Paris, au Divan du Monde, à Pigalle, quand j'y ai présenté un spectacle de cabaret avec ma compagnie. Elle m’a dit que j’étais très courageuse». A force de travail et de recherches, la troupe d’Yvette Bozsik attire à elle des danseurs de différentes nationalités. Cette dimension internationale est audible sur scène comme c’est le cas dans le spectacle La jeune fille et la mort, où elle fait parler ses danseurs dans leur propre langue, alliant le théâtre à la danse. Les sujets abordés, souvent issus d’expériences personnelles quoique universelles, s’y prêtent aisément. Les relations amoureuses, dans leur dimension souvent conflictuelles et érotiques, s’y déclinent ainsi dans le geste, la parole, l’espace et le temps. «Vous ne savez jamais ce qui va arriver dans un couple. C’est ce que j’ai envie de dire. Il y a toujours des surprises dans la vie, que vous ayez 20, 40, 60 ou 80 ans. Votre regard sur l’homme change. J’ai toujours eu des conflits avec les hommes. Mon travail a longtemps été dirigé contre les hommes. Mais depuis que j’ai un fils, j’ai changé de point de vue. Ce ne sont pas seulement les hommes qui commettent des erreurs Je souhaite donner au public des images que je laisse ouvertes. A lui de choisir.»

On ne s’étonnera donc pas de la savoir metteur en scène au Théâtre Katona József où sa pièce La jeune fille dans le jardin (Lány a kertben) est à l’affiche. Elle y raconte son enfance heureuse. «Je produis et mets en scène des spectacles au Théâtre Katona József. Mes danseurs y sont aussi des acteurs. Parfois, et j’aime bien cela, le public se demande qui est véritablement danseur ou acteur. Je crois à la commedia dell’arte. Je pense que le bon théâtre est celui qui fait rire et pleurer. Les bons danseurs et acteurs doivent être capables de faire les deux». Elle-même a joué dans plusieurs films (par exemple Vakvagányok et Csodálatos mandarin). Et la musique? Elle est évidemment un élément clé de son travail. Un compositeur suisse, Philippe Héritier, la suit d’ailleurs depuis la création de sa troupe en 1993. Il a écrit la musique de nombreux de ses spectacles comme Rocio O, Chinese Opera, Last Jazs, une version originale la Traviata, ou encore la musique du spectacle Lélektánc.

Mais il est l’heure de se quitter. Yvette Bozsik suit un Master class là où elle enseigne la chorégraphie. «Quand je travaille, je travaille à l’instinct, avec les émotions. Je dis d’ailleurs à mes élèves qu’on ne peut pas réellement apprendre la chorégraphie. Ils doivent juste la faire. Il faut de l’expérience et beaucoup de pratique. On apprend sans cesse. Les découvertes ne sont pas seulement physiques, elles sont aussi de l’ordre de l’esprit. » Elle part d’un pas gracieux vers ses multiples activités qui ont été, il faut le souligner, récompensées par les plus grands prix hongrois (le prix de la meilleure chorégraphe en Hongrie en 2004, l’ordre du mérite de la République de Hongrie en 2005 et le prix Kossuth en 2006). Mais elle n’en a soufflé mot, pas même de celui de la légion d’honneur française reçue en 2003 des mains du ministre français de la culture.

Milena Le Comte Popovic

(photo: Zolta Sarosi, www.zoltansarosi.com)

Death and the Maiden et The Wedding au MÜPA le 30 novembre

Soul Dance les 12 et 13 novembre au Théâtre Millenáris, Budapest

La jeune fille dans le jardin au Théâtre Katona József les 15 et 28 novembre et les 6 et 27 décembre

Les quatre saisons et Jeux d’enfants qu’elle a conçus pour les plus petits au Théâtre Kolibri, à découvrir le 29 novembre et le 12 décembre.

Group therapy au Théâtre national le 20 novembre et le 16 décembre.

www.ybozsik.hu, www.katonajozsef.szinhaz.hu, www.lelektanc.hu, www.dancetheatre.hu, www.trafo.hu

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