Le “Márquez” hongrois

Le “Márquez” hongrois

Rencontre avec Miklós Vámos

Sans doute n’est-ce pas un hasard si le lieu de rendez-vous qu’a choisi mon interlocuteur pour notre entretien est le café Dunapark situé aux abords du Danube. Le lieu, élégant et discret, est à l’image de Miklós Vámos, l’un des écrivains les plus populaires en Hongrie depuis son entrée en littérature dans les années 1970.

Auteur de trente cinq romans – traduits dans dix-huit pays, de nouvelles et de scénarii, journaliste pour la presse écrite et la télévision, Miklós Vámos est un passionné de l’écriture. Il porte sur le monde un regard réaliste et profondément humain que l’on peut découvrir dans Le livre des pères, son premier roman traduit en français, ou dans ses nouvelles publiées dans le recueil intitulé La neige chinoise.

JFB: Quelle est votre place parmi les écrivains hongrois contemporains?

Miklós Vámos: Je pense que cette définition se trouve entre les mains des autres. Je vous dirai cependant que la littérature hongroise est une mer et moi juste une île, loin des continents. Il m’est très difficile de dire pourquoi je suis si seul. Sans doute y a-t-il plusieurs explications, mais je ne suis pas sûr de savoir laquelle est la vraie. Je connais cependant un grand succès en Hongrie et, en général, dans le monde. Quand un écrivain a beaucoup de succès, il reçoit la considération ou peut-être l’amour des autres. Mais ce n’est pas mon cas. Récemment j’ai lu un article sur ce sujet intitulé Le problème Vámos écrit par Miklós Almási. Cet écrivain et savant très célèbre est un membre de l’Académie. Il pense qu’il y a trois raisons à mon “problème”. La première raison serait que j’ai commencé ma carrière littéraire à l’âge de 18 ans. Je peux comprendre mais je n’y peux rien! Mais il est vrai que les écrivains célèbres de la littérature contemporaine comme Péter Esterházy n’existaient pas en ce temps-là. Esterházy était alors étudiant et n’a publié que six ou sept ans plus tard. La deuxième raison serait que j’ai travaillé dans le milieu cinématographique hongrois pendant dix-sept ans. J’y ai bien ga-gné ma vie, or ce n’était pas le cas de tout le monde durant l’époque socia-liste. Tout le monde se plaignait sauf moi. De plus, je n’ai jamais cherché mes amis dans ma génération. Quand j’ai commencé ma carrière, les écrivains célèbres m’ont alors accepté: István Örkény, Tibor Déry et István Mándy. Mes amis appartenaient donc à une autre génération, plus âgée. C’est sans doute de ma faute. Il faut connaître les gens de sa génération. Mais je ne suis pas un homme qui se lie d’amitié très souvent et facilement, même quand j’aimerais le faire. Troisième raison: j’ai fait une carrière à la télévision hongroise. Pendant sept ans, j’ai animé trois programmes télévisés très populaires. L’une des émissions avait pour nom Impossible. Elle a duré trois ans, à raison d’une heure par semaine. J’y recevais une célébrité qui racontait des histoires sur sa vie. Ce n’était pas à proprement parler une interview, mais plutôt une production théâtrale. Cela supposait des répétitions, des discussions. J’ai souvent écrit les textes pour mes invités. L’émission était très populaire. La télévision commerciale n’existait pas en ce temps-là, entre 1995 et 1997. Des millions de spectateurs l’ont regardée. Je suis alors devenu célèbre comme une “rock star” et non comme écrivain. Les autres écrivains ne m’ont jamais pardonné cela. J’ai pourtant invité dix écrivains à cette émission, qui était davantage conçue pour des acteurs. Mais aujourd’hui, les lecteurs m’apprécient comme écrivain. Je sais qu’en Hongrie la situation du marché du livre est très difficile, sauf pour mes livres. J’ai changé de maison d’édition il y a un an pour les éditions Európa Könyvkiadó. C’est la maison d’édition qui publie la littérature étrangère. Magda Szabó était le premier nom de la littérature hongroise vivant chez Európa. Maintenant c’est moi. Le nombre de vente est important. Je crois que les autres écrivains sentent que c’est quand même injuste, et ils ont raison. Mais que puis-je y faire?

JFB: Comment expliquez-vous ce succès? Est-ce parce que vous racontez l’histoire des gens et l’Histoire de la Hongrie, autrement dit la petite et la grande histoire des Hongrois?

M.V.: Quand j’ai commencé à écrire, le réalisme en Hongrie était la tendance générale en littérature. Presque tous les écrivains qui écrivaient des romans ou des nouvelles racontaient des histoires comme on le faisait au XIXe siècle. C’était la tradition. Il n’y avait aucune exception dans les années 1960. Dans les années 1970-1975, Esterházy et d’autres écrivains ont commencé cette révolution de la forme qu’on appelle le post-modernisme. Les critiques, qui ont protégé ce groupe, ont déclaré que l’histoire était morte et que ceux qui essayaient encore de raconter des histoires étaient des idiots ou des gens qui appartenaient au XIXe siècle. Je ne sais pas s’ils ont raison, mais pour moi la langue est un outil. Je l’utilise, mais elle n’est pas un but en soi. Elle sert à raconter des histoires et à créer des figures vivantes. Je crois que je suis un “chroniqueur” du groupe, c’est-à-dire de la famille, des amis, des amants, de la nation. Ce qui m’intéresse, c’est comment les gens se comportent dans un groupe. Certes c’est une conception traditionnelle chez un certain nombre d’écrivains, et pourquoi pas? C’est ma conception de l’écriture et je ne veux pas en changer. Dans les années 1975, d’autres écrivains dans mon cas, comme György Spiró, n’étions tout simplement pas mentionnés. Aujourd’hui, Spiró fait partie du cercle, il est difficile de dire pourquoi. Quoiqu’il en soit, je pense que maintenant l’histoire est ressuscitée. Je suis vraiment optimiste: mes livres sont vivants et dans quelques années ce problème disparaîtra.

JFB: Vous écrivez dans l’avant-propos du recueil La neige chinoise: «J’ai toujours désiré être écrivain, ne me demandez pas pourquoi? Dans le ventre de ma mère, je réclamais déjà du papier et un crayon». Quel est votre rapport à l’écriture?

M.V.: Pendant cinq ans j’ai interviewé de nombreux écrivains dans une librairie, soixante dix-sept exactement. Presque tous m’ont raconté qu’écrire était très difficile, de l’ordre de la souffrance. Pour moi c’est simple: j’aime écrire. C’est un métier que j’adore. Je suis “chez moi” quand j’écris un texte. Mais cela suppose beaucoup de travail et de corrections. Quand j’ai fini, j’ai envie de trouver une nouvelle maison. J’ai publié trente-cinq livres en hongrois, autrement dit j’ai habité dans trente-cinq maisons: toutes étaient intéressantes et agréables. García Márquez a écrit un livre sur lui avec pour titre Je vis pour raconter. C’est une chose que je ressens aussi. Ecrire est difficile mais m’apporte beaucoup de joie.

JFB: Quels sont les sujets de vos livres?

M.V.: A soixante ans, j’ai le luxe de pouvoir regarder mes livres comme ma famille. Zoltán Várkony, directeur du théâtre Vígszínház, a dit: «Un bon théâtre doit avoir une troupe qui soit capable de jouer tous les rôles de Roméo et Juliette». C’est un peu la même chose avec mes livres: mes trente-cinq livres sont comme autant de rôles d’une pièce de théâtre. Je peux y trouver un livre sur Juliette, un autre sur Roméo, etc. Tous les personnages y sont. Bref c’est ma famille qui m’intéresse et qui m’inspire. Il y a un roman sur ma mère (Anya csak egy van), un roman sur “les pères” car j’ai été incapable d’en écrire un sur mon père. Cela me manque car je ne connais pas sa vie. Il était comme l’un de mes personnages qui ne raconte pas son passé (Le livre des pères). Il y a aussi un roman sur un jeune homme qui a passé plusieurs années aux Etats-Unis et qui a essayé d’y faire carrière (The New York-Budapest subway). Moi-même j’y ai vécu. Il y en a un autre sur un enfant qui a six ans au moment des événements de 1956, un autre sur le mariage et ses difficultés. J’ai été marié deux fois.

Actuellement je termine un roman sur l’aventure d’être père. La famille et les relations humaines m’intéressent. C’est peut-être la raison de mon succès. Beaucoup d’écrivains m’ont accusé d’utiliser des recettes pour plaire au public, or il n’y a qu’une personne à qui je veux que cela plaise: c’est moi! Si le public apprécie mes livres, tant mieux! Je n’y peux rien.

JFB: Revenons si vous le voulez bien au personnage du père, Balázs Csillag, qui se tait car il a choisi de renier son passé. Son silence est terrible pour son fils qui voudrait connaître ses origines, sa famille, sa religion, son histoire. Est-ce aussi ce que vous avez vécu vous-même? Devient-on écrivain parce que le silence est insupportable?

M.V.: Plus ou moins. C’est de la littérature. Malgré tout, mon père a eu une vie terrible et il a décidé de ne pas raconter son expérience de la Seconde Guerre Mondiale. J’ai écrit ce livre comme une protestation. Je crois que tous les pères ont le devoir de transmettre les histoires de leur vie. C’est notre devoir à tous. Ne pas le faire est en quelque sorte un crime.

JFB: Dans ce même roman vous faites dire à l’un de vos personnages: «Il ne faut pas brûler les livres!». Les livres sont sacrés. Transmet-on l’histoire par les livres, par la littérature?

M.V.: C’est une question difficile. Nombreuses sont les personnes qui disent que le livre est mort aujourd’hui avec l’Internet. Les gens de théâtre ont pensé la même chose en voyant le film arriver, or le théâtre existe toujours. Je crois en l’avenir des livres.

JFB: Certains Hongrois ne veulent pas regarder leur histoire en face et auraient tendance à reproduire de terribles choses. Est-ce l’un des thèmes que vous avez voulu aborder dans Le livre des pères?

M.V.: Pour écrire ce livre, j’ai pris des notes pendant de longues années et le processus d’écriture a duré trois ou quatre ans. Quand le livre est sorti, en 2000, ce problème n’était pas vraiment d’actualité. Aujourd’hui c’est le cas, mais je ne comprends pas pourquoi. En 1990, le socialisme a disparu, et tout le monde était heureux. J’étais le plus heureux alors, et je le suis encore aujourd’hui de la même manière. Mais je crois que de nos jours beaucoup de gens, neuf sur dix, ont la nostalgie de cette époque. Pour ma part j’ai connu des situations délicates pour ne pas dire difficiles: certains de mes romans ont été censurés, et quand j’avais quatorze ou quinze ans j’ai eu affaire à la police car je faisais partie d’un groupe de musique qui chantait des chansons protestataires. Les socialistes n’aimaient pas qu’on chante sur les Roms, mais plutôt sur la guerre du Vietnam. J’en ai subi de fâcheuses conséquences. Par exemple, je n’ai pas été admis à l’Université. Mais c’est le passé. Ce qui est important aujourd’hui et qui me rend heureux, c’est que je peux aller à Vienne quand je le veux, j’ai un passeport, je peux parler et écrire librement. Je ressens en permanence ce vif sentiment de li-berté. Malheureusement, les gens qui ne se rendent pas compte de cette li-berté sont mécontents au quotidien. Or je crois que pour exister, ce pays doit se souvenir, toujours.

JFB: A Budapest on a l’impression de pouvoir palper l’histoire récente. Avez-vous aussi cette impression?

M.V.: C’est toujours le cas des petits pays. Ils sont pris dans la prison de l’histoire, contrairement aux super puissances qui peuvent davantage faire ce qu’elles veulent. Nous avons toujours été sous le joug de quelqu’un: les Turcs, les Autrichiens puis les Soviets. Il y a toujours eu un ennemi dominateur. Par exemple, dans le café au style berlinois où nous nous trouvons, l’histoire est présente. Ce bâtiment a été construit en 1937. C’était l’édifice le plus moderne en Europe. Le magazine Tér és forma (Espace et forme) lui avait consacré un numéro spécial car il était unique par sa modernité: air conditionné, réception, téléphones dans tous les appartements. Son l’architecte, le Hongrois Béla Hofstätter, a été fusillé quelques années plus tard au bord du Danube, non loin d’ici. Pendant la guerre cet édifice était suédois, il protégeait les Juifs. Un peu plus loin, Wallenberg a fait la même chose. Quand j’y viens, je le ressens toujours. Je connais un vieil écrivain qui était ici pendant la guerre, Iván Sándor. György Konrád se trouvait dans un autre bâtiment dans le même quartier. Je pense que les nouveaux fascistes qui paradent en noir sont des imbéciles. Ils ne savent pas de quoi ils parlent.

JFB: La question de la judéïté, qui n’est pas explicite dans vos romans, est-elle importante pour vous?

M.V.: Pour moi c’est vraiment important. Je ne savais rien concernant mes origines jusqu’au lycée. Pour moi le mot “juif” n’avait pas de valeur particulière jusqu’à ce moment. Je pense que tout le monde a le devoir de connaître ses origines et de les transmettre à ses enfants. J’ai reçu beaucoup de lettres pour ce roman qui m’ont rendu heureux: non seulement les gens m’ont écrit des mots gentils mais ils m’ont dit comment eux aussi ont décidé de faire leur livre des pères. C’est ce que je voulais. C’est le message qui se trouve entre les lignes du livre.

JFB: Dans vos nouvelles aussi vous faites passer les choses entre les lignes.

M.V.: C’est ce que je recherche. L’écrivain et le lecteur c’est une production commune; comme des acrobates. Dans ce roman, le bon lecteur découvre qu’il y a une famille dont on ignore les origines exactes du premier de ses membres. Personne ne connaît ses origines lointaines: nous sommes des Bohémiens, des Serbes, des Croates, des Juifs, des Slovaques, etc. C’est ça l’Europe centrale.

JFB: Préparez-vous un nouveau livre?

M.V.: Début juin, la maison d’édition Európa va publier, à l’occasion de La semaine du livre, deux volumes regroupant les entretiens que j’ai réalisé avec des écrivains sous le titre Chers collègues (Kedves Kollégák). Notez qu’en hongrois comme en français, le mot “cher” a deux sens. C’est en quelque sorte un adieu à ce genre.

Milena Le Comte Popovic

 

Ouvrages cités

Le livre des pères (Apák könyve) (Denöel)

La neige chinoise (L’Harmattan).

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