Rencontre littéraire avec Susan Rubin Suleiman
Durant le mois de mai, nous avons eu la chance de pouvoir suivre deux conférences de Susan Rubin Suleiman concernant ses derniers livres, István Szabó, Filmmaker of Existential Choices (2024) et A történelem lánya (2024), traduction hongroise de son livre autobiographique Daughter of History (2023), ce qui en francais ferait Une fille de l’histoire.
Plongez-vous dans l'univers cinématographique d'István Szabó, à travers les commentaires passionnants de Susan Rubin Suleiman.
István Szabó, cinéaste des grandes questions existentielles
La première conférence, qui s'est tenue le 16 mai à l'Université Européenne Centrale (CEU) à Budapest, concernait spécifiquement le livre sur István Szabó, intitulé István Szabó, Filmmaker of Existential Choices, publié en 2024 par la maison d'édition Bloomsbury.
Figure de proue de la nouvelle vague hongroise, ce réalisateur magyar s'est forgé une renommée internationale dès les années 1960. Auteur des films Mephisto (1981), Sunshine (1999), ou encore Lovefilm (1970), Szabó est connu pour explorer dans ses œuvres le rapport des vies individuelles a l’Histoire (avec un grand H, l’histoire collective), et ce d'une telle façon que le spectateur se retrouve face à lui-même et à sa propre vie. De la notion d'identité à celle des choix de vie dans des situations historiques complexes, István Szabó a l'art de discrètement inclure dans ses films, des scènes et des discours qui invitent les grandes questions. Susan Rubin Suleiman l'a ainsi présenté comme étant le « filmmaker of existential choices », le réalisateur des choix existentiels par excellence.
Le choix d'écrire un livre sur ce réalisateur n'a certainement pas été le fruit d’un hasard. En effet, Susan Rubin Suleiman a expliqué qu'ils ont beaucoup en commun. En plus d’appartenir à la même génération, celle comprenant les individus qui étaient enfants durant la Seconde Guerre mondiale, ils sont tous deux nés à Budapest et descendent d'une famille juive. La différence notable entre eux est que la famille de Susan Rubin Suleiman a décidé de quitter la Hongrie en 1949 pour les États-Unis, alors que celle d'István Szabó a choisi de rester.
C'est de ce dilemme, rester ou partir, dont il est question dans le premier chapitre du livre de Suleiman. La structure de ce dernier suit un fil rouge de questions fondamentales qui se retrouvent elles-mêmes dans les travaux d'István Szabó.
1 - Rester ou quitter la Hongrie
Susan Rubin Suleiman a affirmé qu'il n'y a pas eu une famille en Hongrie au sein de laquelle cette question n'a pas été débattue, notamment après la révolution manquée d’octobre 1956. À ce sujet, elle a également mentionné une citation du romancier hongrois Konrad György ; « Tous ceux qui sont partis avaient raison. Tous ceux qui sont restés avaient raison ».
Susan Rubin Suleiman a mentionné le film The Age of Illusion (Álmodozások kora, 1964), où cette question de rester ou partir intervient en filigrane, et Lovefilm (Szerelmesfilm, 1970), où elle est traitée de façon plus explicite. Cela va sans dire qu'à cette époque de la Guerre Froide, il était très difficile d'aborder ce thème, ainsi que tout autre sujet relatif à la politique ou aux climats gouvernementaux. Cependant, ces scènes sont subtiles et souvent l’interrogation n'est que suggérée habilement au spectateur. Cette finesse a probablement permis aux générations ayant grandi avec la guerre de se sentir reconnues dans ce grand dilemme.

2 - Collaborer ou ne pas collaborer
Le deuxième chapitre aborde la question de la collaboration au sein d'un régime autoritaire. En appuyant ses propos avec un extrait du film Mephisto (1981), qui a valu à Szabó l'Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1982, Susan Rubin Suleiman nous a détaillé les scènes représentant les relations dynamiques entre les personnages de ce film. Elle a également porté notre attention sur l'importance des gros plans des visages et de toutes les gestuelles des acteurs qui permettent de comprendre les relations de pouvoirs.
3 - Être ou ne pas être juif
Le troisième chapitre aborde un thème identitaire, celui de la « question juive ». L'identité comme choix ou comme destin ; si nous sommes nés juif, pouvons-nous cesser de l'être ? István Szabó a abordé cette question délicate dans ses premiers films alors même que l'Holocauste était encore un sujet tabou dans les pays du bloc soviétique, ce qui fait de lui un des seuls à avoir osé traiter de ce sujet à l’époque.
Susan Rubin Suleiman nous a expliqué que deux séquences abordent directement cette question dans le film Father (Apa, 1966) et de manière plus étendue dans le film Sunshine (1999).
Pour Susan Rubin Suleiman, avec cette spécificité d’avoir quitté la Hongrie relativement jeune, cette question juive peut également être élargie à un sentiment national : suis-je Hongroise ou ne le suis-je pas ? Mais la question concerne aussi beaucoup de Juifs qui n’ont jamais quitté la Hongrie, comme le montre Szabó : seront-ils jamais reconnus par leurs concitoyens comme « simplement hongrois » ?
À la fin de la conférence, la question de savoir si István Szabó était premièrement un réalisateur juif a été posée. Suleiman a répondu que Szabó ne souhaitait pas être qualifié ainsi car cette indication catégorisait son travail, de même que son audience ; un réalisateur juif produisant des œuvres destinées aux juifs. Il souhaite ainsi simplement être un réalisateur, afin d'éviter la réduction qu'apporterait la spécification d'une telle origine.
4 - L'idée de communauté après le communisme
Le dernier chapitre concerne la question de comment vivre ensemble après l'ère du communisme. Dans son livre, Susan Rubin Suleiman utilise Meeting Venus (1991) ainsi que Sweet Emma, Dear Böbe (Êdes Emma, drága Böbe, 1992) pour développer la complexité de ce thème.
Un livre inédit sur un artiste reconnu
Esquissant les dilemmes d'un peuple et d'une époque, les œuvres de Szabó offrent des perspectives et des éléments d'identification, permettant ainsi de répondre à des questions identitaires centrales qui s'avèrent être essentielles pour de nombreux individus de diverses générations.
Ses productions ont permis d'offrir à Susan Rubin Suleiman, mais également aux Hongrois ayant quitté le pays durant les guerres, un aperçu de ce qu'aurait pu être leur vie, si le destin les avaient fait rester au pays.
Le but premier d'István Szabó était de réaliser des films qui résonneraient chez les spectateurs, en écho à leur propre vie et histoire personnelle et c'est, selon les dires de Susan Rubin Suleiman, chose faite.
Manon Wermeille