Le mystère des tableaux effacés

Le mystère des tableaux effacés

Tableaux effacés
  • Que faisiez-vous dans la zone franche ?
  • Je n’ai pas été dans la zone franche.
  • Allons, nous avons des vidéos.
  • J'ai seulement longé la gare et ses entrepôts.
  • Pourquoi ?
  • Vous devez l'avoir vu sur vos vidéos ; je suis venu en taxi. J'avais un rendez-vous à la Route des Jeunes, au numéro 2. Le chauffeur de taxi m'a déposé vers le 6 ou le 4, je ne me souviens plus très bien, en disant que ça doit être tout près. En fait je me suis fait avoir car tout le dépôt est un seul numéro. Et j'ai dû le longer sur toute sa longueur, ça doit faire 500 mètres, pour enfin arriver, en retard, à mon rendez-vous.
  • Et vous n’avez rien remarqué de spécial ?
  • J’étais pressé et un peu perturbé par ma mésaventure. Je cherchais surtout à voir une plaque de numéro de maison qui m'indiquerait que je suis enfin arrivé. Qu'aurais-je dû voir ?
  • Je ne sais pas. Quelque chose d'étrange, d'inhabituel.
  • Le taxi qui vous dépose à 500 mètres de votre destination, c'est inhabituel.
  • Il ne s'agit pas de ça. Des tableaux, entreposés dans la zone franche, ont disparu. Ou plus exactement ont été effacés. Il reste les cadres et les toiles, mais plus de dessins, plus de couleurs. Donc, nous interrogeons tous ceux qui ont passé par là. Et vous êtes le seul à y avoir passé à pied.
  • C'est vraiment étrange, ce que vous me dites là. Mais je n'ai rien remarqué qui puisse vous aider. Je vais encore essayer de me remémorer le trajet. Peut-être que quelque chose me reviendra.
  • Bien, nous allons vous laisser, Je vous donne ma carte, Si vous vous souvenez de quelque chose qui peut nous aider, téléphonez-moi.
  • Je n'y manquerai pas. Au revoir.
  • Au revoir.

C'est ainsi, lors d'un interrogatoire par la police cantonale genevoise, que Vincent apprend ce phénomène étrange de tableaux effacés. Quelques jours plus tard, c'est dans la presse. Au début, il semble qu'un ou deux tableaux sont concernés. Mais au fur et à mesure que les propriétaires inquiets ou leurs mandataires se déplacent pour vérifier leurs biens, il apparaît que tous les tableaux de la zone franche placés dans les coffres, des dépôts sécurisés, ont subi le même sort. A prime abord, les seuls tableaux intacts sont ceux qui ont été prêtés au « Vernissage de printemps d’Art en Vieille-Ville ». Étonnement et panique : des investisseurs sont désespérés, des ventes aux enchères annulées, le marché de l'art en folie.

Les enquêteurs de la police, les journalistes, les historiens de l'art désarçonnés, tous cherchent des pistes et des explications. Chacun veut comprendre l'incompréhensible. Vincent aussi. Il ne se souvient de personnes qui lui avaient permis de découvrir d'autres dimensions, des voyants, des guérisseurs, des hypnotiseurs. Son ami Bernard Icare, aventurier et hypnotiseur, lui propose de prendre contact avec Monsieur Olonier. Ce Valaisan a des dons exceptionnels pour voir dans l'invisible. 

Monsieur Olonier dit avoir pu entrer en contact avec Paul Klee. Il s'était souvenu de l’épitaphe que le fils du génie, Félix, avait fait graver sur la pierre tombale de son père :

Ici repose le peintre

Paul Klee,

né le 18 décembre 1879,

mort le 29 juin 1940.

 

« Ici-bas je ne suis guère saisissable

car j'habite aussi bien chez les morts

que chez ceux qui ne sont pas nés encore,

un peu plus proche

de la création que de coutume,

bien loin d'en être jamais assez proche. »

C'était une invitation à communiquer avec un autre monde par son intermédiaire. Il raconte.

Paul Klee lui a révélé qu'une espèce de syndicat des artistes décédés s'était créé. Ces esprits s’étaient unis pour faire respecter leurs œuvres et punir ceux qui ne les considèrent qu'en tant qu'investissements. À leurs yeux, les peintures sont faites pour être vues. Les cacher, les rendre invisibles, est contraire à leur nature même. Aussi, profitant des nouveaux pouvoirs reçus dans l’au-delà, ces esprits avaient décidé d’effacer leurs œuvres emballées, donc cachées. Les seules exceptions étaient les stocks des musées.

C'était le résultat de longues palabres. Paul Klee par exemple aurait voulu effacer ses travaux stockés au Zentrum de Berne portant son nom. L’ancien musée au centre de la ville fédérale, où les visiteurs pouvaient apprendre à connaître sa vie et ses œuvres dans l’ordre chronologique, lui plaisait. Mais aujourd’hui, il est devenu une exploitation, une entreprise financière qui ne montre dans des expositions temporaires qu’une centaine de peintures à la fois. Les autres peintres comprenaient Paul Klee mais défendaient les musées. Ce dernier était fâché. Il ne pouvait rien contre la décision commune des autres esprits car l’entente unanime était nécessaire pour pouvoir agir. Toutefois il espérait que lors de futures négociations, son désir d’effacer aussi ce qui traîne caché dans les réserves des musées serait satisfait.

Il avait aussi été question des esquisses, des études qui n’étaient pas destinées à être montrées. Cependant, prenant en compte l’utilité de l’enseignement de l’art, les esprits créateurs avaient décidé de ne pas intervenir. L’humanité a le droit d’apprendre des anciens.

D’autres créateurs, par exemple les auteurs littéraires, avaient également participé aux débats. Ceux dont les dernières volontés n’avaient pas été respectées, par exemple Franz Kafka, dont les manuscrits, les journaux intimes ou la correspondance privée avaient été publiés, proposaient d’effacer aussi les ouvrages contestés. Mais les esprits avaient donné la priorité au droit de s’instruire, comme pour les croquis. De plus, ils n'étaient pas sûrs de pouvoir effacer un aussi grand nombre de livres, sans compter les citations dans les textes d’analyse littéraire.

Suite aux révélations de Monsieur Olonier, Vincent prend beaucoup de temps pour réfléchir. Faut-il dévoiler ce qu’il vient d’apprendre ? Il voudrait demander conseil au voyant, malheureusement ce dernier a succombé peu de temps après leur rencontre à une crise cardiaque.

Il ne peut s'imaginer raconter au policier chargé de l'enquête des méfaits perpétrés par des fantômes. Maintenant seul dépositaire de ce secret, la responsabilité qui en découle le paralyse. Comme un amoureux qui ne peut que penser à la personne qu’il aime, il ne cesse de ressasser ce problème. Le monde cartésien ne pourra jamais accepter cette explication, pourtant la seule plausible. Les scientifiques savent pertinemment qu’ils ne connaissent que cinq pour cent de l’univers, les nonante-cinq pour cent restants étant la matière et l'énergie noires. Pourtant ils ne croient que ce qui peut être prouvé et reproductible dans les petits cinq pour cent. Vincent n'a pas envie d'être traité de charlatan, d’être mis au ban de la société, comme Galilée à l'époque ou Luc Montagnier de nos jours. Luc Montagnier, ce médecin, biologiste et virologue, chercheur atypique à l’Institut Pasteur, lauréat du prix Nobel pour la découverte, en 1983, du rétrovirus du sida, qui a osé s'élever contre le courant dominant. Vincent se souvient d'avoir lu dans la Revue médicale suisse un article à son sujet. Il était reproché au scientifique de s'opposer à la politique vaccinale, de poursuivre des recherches sur la mémoire de l'eau, sur les bienfaits de la papaye et sur la détection des bactéries par des ondes magnétiques.

Non, Vincent ne veut pas, ne peut pas s'exposer. Il sait qu'il n'a pas une peau d’éléphant, qu’il n'a pas l'énergie nécessaire pour faire face à des polémiques, à des attaques méchantes. Mais il ne peut pas supporter de porter ce secret tout seul. Alors il décide de demander conseil et en parle à un ami.

Et voilà l’ « ami » qui raconte cette confidence, heureusement sans citer ses sources, à un historien de l'art, qui la raconte à un de ses clients collectionneur lésé, qui la raconte à d'autres investisseurs, qui la racontent à tous ceux qui veulent bien l'entendre. Internet joue son rôle de diffuseur, les réseaux sociaux s’emballent. L’histoire paraît d’abord dans la presse de boulevard puis est reprise par les autres journaux et à la télévision.

Les spécialistes s'affrontent, les débats sont confus, Naturellement, les scientifiques rejettent l'histoire. Les marchands d'art aussi, qui craignent de se retrouver au chômage. Les peintres contemporains sont aux anges et en profitent pour s'élever contre toute forme de censure. Les directeurs de musée sont sceptiques, tout en exposant de plus en plus de toiles restées jusque-là cachées dans leurs réserves. Seuls les commissaires d'exposition pensent que c'est une explication plausible et proposent d'augmenter le nombre d'expositions.

Si le marché de l'art souffre, il n'en est pas de même de certains secteurs de l'informatique. Ces derniers proposent de « ressusciter » les chefs-d’œuvre disparus. Sur la base de photographies et au moyen d’imprimantes spécifiques, ils produisent des copies conformes. Intéressés, les investisseurs espèrent récupérer par ce biais une partie de leur mise. Leur espérance s’évanouit rapidement car les copies se multiplient.

Le chaos s'installe. Les assurances refusent de dédommager les propriétaires lésés, argumentant que le risque de dégâts causés par des fantômes n’est pas inclus dans les polices d'assurances. Des avocats estiment cependant que cela pourrait être considéré comme des dégâts consécutifs à une catastrophe naturelle. Il s’agit maintenant d’attendre que des jugements soient rendus. La justice, toujours aussi lente, ne se prononce pas encore. Et en tenant compte de probables recours, des années seront nécessaires pour déterminer si les assurances doivent payer.

Certains veulent réclamer des dédommagements de la part de la zone franche, la considérant responsable de la sauvegarde des objets déposés dans ses coffres. Mais la zone franche décline toute responsabilité. Car si elle loue les coffres, elle ignore ce qu’ils contiennent. Des groupes de lésés se constituent en associations. De grands cabinets d'avocats, certains venant même d'outre-Atlantique, se précipitent, flairant la bonne affaire. Ils engagent des historiens de l'art et leur garantissent une formation rapide en droit. Les contrats sont durement négociés.

Les États-Unis offrent la carte verte aux personnes qui rejoignent les cabinets. Elles sont soit enregistrées comme étudiants, soit déclarées « utiles à la nation ». Car le phénomène apparu à Genève se répand aussi dans le monde entier. Ainsi, les œuvres déposées dans les chambres-fortes américaines sont toutes devenues des toiles vides joliment encadrées.

Les gourous et charlatans de toutes sortes se ruent sur la possibilité de s'enrichir et proposent des remèdes miracles allant des prières aux potions magiques, en passant par des onguents prodigieux à base d'eau bénite, de moutarde, de paprika, etc..

Quelques années plus tard, plus personne n'achète d’œuvres d'art pour les cacher. Il n'y a plus de marchands d'art. Il reste des galeries et des ateliers ouverts aux visiteurs. Les tableaux achetés sont accrochés aux murs. Les propriétaires de peintures sont fiers de leurs acquisitions, les exposent, partagent leur joie de posséder et de pouvoir admirer de la beauté.

Certains riches se sont appauvris. Un peu seulement car, selon l’adage connu, « on ne met pas tous ses œufs dans le même panier ». Il n'y a pas plus de chômeurs. Les employés des salles de ventes aux enchères se sont reconvertis dans l'informatique ou dans des domaines où on peut faire rêver les clients : assurances, salles de jeux, conseillers en investissements.

La presse ne traite plus du tous des tableaux effacés.

Une partie de la zone franche a été convertie en logements. C'est là que Vincent s'est acheté un appartement. Lui qui avait tant de craintes et de tension au début de cette affaire, au point qu'il ne trouvait pas le sommeil, aujourd’hui, il en tire profit et dort bien toutes les nuits.

© Bálint Géza Basilides (Valentin)

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