Ioana, citoyenne du monde et la demoiselle d’Avignon
Pourquoi écrire dans un journal francophone d’un livre écrit en hongrois et qui traite de la Roumanie ? Parce que le livre est très intéressant et beaucoup de nos lecteurs lisent en hongrois.

Présentation du livre : La malédiction du trésor volé est un roman de Béla Nóvé qui traite de l’histoire de la Transylvanie du siècle dernier, donc de la Roumanie communiste et sa police secrète, la tristement célèbre Securitate. Par les destins parallèles ou croisés des Transylvains, les aspirations, les luttes et les échecs des générations, il nous plonge dans des petites communautés multiethniques encore largement rependus de Transylvanie. Ses héros sont les survivants et les victimes innocentes de guerres perdues, de révolutions et de dictatures : des juifs condamnés aux travaux forcés, des aristocrates déportés, des Saxons de Transylvanie exilés ou envoyés au Goulag, des bergers roumains et des gitans nomades, qui, d'une manière ou d'une autre, tentent tous de survivre aux épreuves de décennies de terreur et de misère, en se trahissant ou en s'accrochant secrètement les uns aux autres avec héroïsme. Le trésor volé est un bijou flamand du Moyen Âge qu’une malédiction suit, touchant chaque propriétaire à travers les générations, y compris un officier de la sécurité d'État qui l’a détourné. Une certaine satisfaction ne viendra qu'en 1989, lors du Noël sanglant de la révolution roumaine, lorsque Ioana Elias, une étudiante qui avait émigré en France en 1968, revient après vingt ans dans sa ville natale, Brasov, siège historique des Saxons, à bord d'un convoi humanitaire en provenance de Nice.
Présentation de l’auteur : Béla Nóvé est historien, écrivain, réalisateur de documentaires. Né en 1956, il vit à Budapest. Depuis 1977, il a publié de nombreux articles, études, recueils de sources et monographies, a été scénariste, dramaturge et réalisateur d'une douzaine de documentaires et d'émissions pour la télévision. À partir de 1980, membre actif de l'opposition démocratique hongroise, il a publié des samizdats, notamment les premières traductions hongroises de George Orwell et Arthur Koestler, il a entretenu des relations étroites avec l'émigration occidentale et les organisations de défense des droits de l'homme Helsinki Watch et Amnesty International. Au début du millénaire, il a donné des cours d'histoire culturelle et de théorie de l'art à des étudiants américains et hongrois de niveau master (ELTE-UCLE Central European Studies ; MOME Moholy-Nagy University of Art and Design). Au cours des dernières décennies, il a mené des recherches approfondies en Hongrie et à l'étranger sur les sources encore inexplorées de l'histoire de l'émigration hongroise. À l'automne 2016, il a publié un documentaire et une monographie indépendante intitulés « Patria nostra» concernant des adolescents réfugiés de 1956 dans la Légion étrangère française. La deuxième édition augmentée de son manuel sur l'histoire de l'émigration sera publiée début 2026 par la Bibliothèque nationale Széchényi.
Traduction des extraits concernant Iona :
(« Loins des yeux, près du cœur » – Iona part en voyage)
– Fais attention à tes sacs ! Et à ton argent et à ta chevalière aussi. Ce sont deux objets très convoités. Tu ferais mieux de mettre ta lettre d'invitation dans ton passeport...
– D'accord, d'accord ! Ne vous inquiétez pas, je suis une grande fille maintenant !
Ses parents : Dorina, les yeux rougis, et Ármin, bouleversé, essayaient encore de dire au revoir à Ioana depuis le quai animé de la gare de Brașov, à travers la fenêtre ouverte du train. Mais celui-ci démarra sans sifflet, dans un grand soubresaut et un gémissement douloureux. Ses parents ont saisi sa main tendue pour faire encore quelques pas avec elle avant que le Balt-Orient ne démarre, mais leurs mots d'adieu ont été étouffés par les pleurs qui ont éclaté chez tous les trois.
Une année agitée et troublée dans le monde entier : le calendrier indiquait la fin du mois de mars 1968, mais aucun d'entre eux ne se doutait qu'au lieu d'une bourse d'études à Paris prévue pour quelques mois, ils ne se reverraient pas pendant plus de deux décennies. Ioana devint Jeanne.
Elle a fait ses études primaires et secondaires dans sa ville natale, ces dernières au lycée Honterus, riche d'une longue tradition, où l'on enseignait le français et l'allemand comme langues étrangères à la place du russe. Elle a obtenu son baccalauréat avec mention et a ainsi été admis sans difficulté à la faculté de philologie de Bucarest. Pendant ses années universitaires, elle était en internat, s'est fait de nombreux nouveaux amis et a acquis une relative indépendance. Elle a trouvé une nouvelle motivation lorsqu'elle a pu suivre des cours d'archéologie et d'histoire de l'art dispensés par d'éminents professeurs chevronnés, parmi lesquels se trouvaient, outre des Roumains, de nombreux Hongrois, Juifs, Arméniens et Saxons, ce qui fit d’elle une héritière discrète mais déterminé de la coexistence multiethnique et de la culture universelle.
À l'université, Lucie Legrand, une professeure française récemment accréditée à Bucarest, s'est rapidement prise d'affection pour cette jeune fille ouverte et joyeuse, et l'invitait souvent, avec quelques amis dignes de confiance, au théâtre, à des concerts ou à des expositions. En échange, pendant les vacances d'hiver ses étudiants ont appris à leur charmante professeure à skier. Entre eux ils l’appelaient « la demoiselle d'Avignon ». Lucie a également trouvé des petits boulots à Ioana : traductions, accompagnements ou traductions simultanées lors de conférences, selon les occasions. Son élève préférée est restée en contact avec elle après avoir obtenu son diplôme, et elle a été ravie d'apprendre que, grâce à ses parents, Ioana avait également été embauchée au musée de Brașov, d'abord comme correspondante en langues étrangères, puis comme guide, traduisant même parfois le catalogue d'une exposition.

- « Quelle chance ! » s'est exclamée Lucie rencontrant par hasard son ancienne étudiante. Elle l’invite pour un café. « Imaginez, cet automne, un groupe de trois muséologues français, issus directement de l'aile gauche du Louvre, c'est-à-dire du Musée des Arts décoratifs de Paris, se rendra pour la première fois en Roumanie. Pourquoi ? Tout simplement pour évaluer, au cours d'un voyage professionnel de quelques semaines, les collections similaires de Bucarest et de Transylvanie. Ils recherchent un guide et un interprète fiables. Serais-tu intéressée ? Si tout se passe bien, tu pourrais même obtenir une bourse d'études à Paris en récompense. Au fait, es-tu déjà allé dans le quartier de la rue de Rivoli ? Ne me dis pas que ce serait encore un de tes nombreux « déjà-vu » !
– Non malheureusement. Je ne suis jamais allé ailleurs qu'en Roumanie, sauf dans mon imagination... Mes parents ont demandé en vain un passeport chaque année. La réponse était toujours la même, une décision policière standard et rigide : « Votre départ porterait atteinte à l'intérêt public. »
– Alors donnez-moi vos coordonnées, je vais m'occuper des formalités nécessaires à Paris et à Bucarest.
– C'est vraiment merveilleux ! Merci beaucoup !
– Ne me remerciez pas, ma chère, profitez-en à fond ! Je dois me dépêcher d'aller à mon cours. « Bises Chérie ! »
« Le départ d'Ioana vers l'Ouest a été une sorte de « réussite douloureuse » pour ses parents restés au pays. Cette jeune fille joyeuse, belle et talentueuse a obtenu son diplôme d'histoire de l'art à l'université avec mention, puis a obtenu une bourse pour aller à Paris en 1968, où elle est restée pour travailler comme assistante dans une célèbre entreprise de conception de costumes et de décors, qui travaillait principalement pour des studios de cinéma français et étrangers. Son passeport expiré, elle ne pouvait pas retourner dans son pays natal, devenu une prison. Dissidente.
Plus tard, elle est devenue la compagne d'un célèbre designer catalan, Pedro Castagnera. Elle a obtenu la nationalité française, puis a ouvert son propre studio de design sous le nom d'« Arcenciel », une entreprise florissante. Chaque année, elle promettait à ses parents de rentrer chez elle l'année suivante, mais la gestion de ses affaires ne lui en laissait pas le temps.
(Ioana rentre chez elle)
Ioana, désormais Jeanne Elias, supportait de moins en moins son long exil. Dans les années 80, avec son célèbre compagnon catalan, Pedro Castagnera, ils parcoururent le monde, remportant une série de prestigieux prix internationaux.
C'est surtout sa mère, Dorina, qui lui manquait, car celle-ci souffrait depuis longtemps d'une maladie immunitaire difficile à soigner ; elle avait été hospitalisée à plusieurs reprises, avait subi des opérations et suivi des traitements intensifs, mais avec le temps, elle avait de plus en plus besoin des soins à domicile de son mari, Ármin. À cette époque, Ioana essayait déjà d'appeler chez elle chaque semaine depuis Paris ou depuis l'endroit où elle se trouvait lors de ses fréquents voyages. La ligne téléphonique roumaine devenait de plus en plus mauvaise, avec des grésillements, des craquements et des coupures fréquentes. Quand elle parvenait à échanger quelques mots avec sa mère, la voix de Dorina semblait de plus en plus lointaine et faible. De plus, à cause d'un traitement médicamenteux malheureux, son audition s'était fortement détériorée, et elle ne donnait que des réponses évasives aux questions qu'elle comprenait à peine. « Je vais bien, ma chérie, ne t'inquiète pas pour moi. Mon cher compagnon prend soin de moi, je ne pourrais pas avoir de meilleur soignant. »
Ioana était de plus en plus bouleversée par les nouvelles inquiétantes en provenance de Roumanie dans les années 80, relayées par la presse occidentale, et par le flux de réfugiés, désormais plusieurs dizaines de milliers, qui arrivaient à l’Ouest. Cela la touchait d'autant plus que parmi les disparus et les réfugiés, elle comptait de plus en plus d'anciennes connaissances et d'amis : d'anciens camarades d'études qui, selon les rapports annuels sur les violations des droits humains publiés par Amnesty International et Helsinki Watch, avaient disparu les uns après les autres ou avaient été emprisonnés sur la base d'accusations forgées de toutes pièces. Selon des rumeurs, les services secrets roumains auraient alors infiltré les rangs des émigrés roumains en Occident. Ioana a retrouvé une amie proche : une enseignante du lycée de Brașov, qu'elle accueillit avec sa famille de quatre personnes dans sa maison près de Paris pendant quelques mois, tout en les aidant à trouver du travail, une école et un logement.
Mais ce qui l'a le plus bouleversé, c'est l'explosion soudaine et inattendue du soulèvement ouvrier de Brașov à l'automne 1987, puis sa répression brutale. Tout ce qui s'est passé à cette époque dans sa ville natale était bien sûr un sombre « prélude » à la série de soulèvements et de jugements populaires qui ont eu lieu à Timișoara, Bucarest et dans tout le pays deux ans plus tard. Les nombreux lieux familiers de Brasov : l'église noire, le lycée Honterus, la poste, la maison de la presse et la gare ferroviaire ont été le théâtre de manifestations et d'affrontements de rue. Les nouvelles ont filtré malgré le black-out médiatique imposé par les autorités. Il n'était pas difficile d'imaginer le siège du parti occupé par les ouvriers, d'où des dizaines de milliers de personnes scandaient en place publique un slogan encore jamais entendu auparavant, tandis que les dossiers jetés par la fenêtre étaient brûlés sur un bûcher :
« Jos cu dictatorul ! – À bas le dictateur ! ».
« Chers maman et papa, pria Ioana en elle-même, où êtes-vous en ce moment dans cette grande agitation ? J'espère que vous êtes chez vous et que vous allez bien ! »
Mais aucune nouvelle rassurante ne vint de Brașov ; la révolte de l'automne 1987 fut réprimée par l'armée. On arrêta, licencia ou exila plusieurs centaines de manifestants de la ville natale bien-aimée d'Ioana.
Puis, deux ans plus tard, quelques jours avant Noël, une révolte éclata dans toute la Roumanie : c'était la fin tant attendue d'une dictature déchaînée, qui bouleversa également la vie d'Ioana. La nouvelle bouleversante lui est parvenue dans une chambre d'hôtel à Nice, où elle tentait depuis quelques jours avec Pedro de se remettre de l'excitation d'un défilé très réussi de costumes et de décors à Cannes. Ioana a regardé toute la nuit la retransmission télévisée en direct, qui ne cessait de repasser en boucle le scandale qui avait éclaté lors du grand rassemblement à Bucarest, puis elle attendait avec impatience de nouvelles informations pour les traduire en français à son compagnon. Pendant ce temps, ils buvaient du Calvados en trinquant souvent « pour l'amour et la liberté », et Ioana riait parfois avec ivresse, essuyant ses larmes et fixant la télévision qui hurlait presque, puis, avec un enthousiasme enfantin, elle se mit à scander avec la foule en révolte : « Jos cu, Jos cu... Ceau-sescu ! »
Elle a appelé fébrilement ses amis roumains vivant à l'Ouest pour savoir qui savait quoi de la situation du pays, s'il était déjà possible d'entrer dans le pays avec un passeport portant le cachet « Anulat », ou si les passeports occidentaux étaient acceptés. Puis vint la question cruciale : de quoi avait-on le plus besoin chez elle, et qui voulait l'accompagner dans son voyage de retour ? Elle serait partie immédiatement, même sans Pedro, qui n'aurait pas renoncé à une série de rendez-vous d'affaires importants pour une « expédition de survie à l'issue incertaine dans l'Est sauvage ». Mais les vols civils ont été suspendus. Ensuite, à cause de la forte demande, impossible d'obtenir un billet même pour Bucarest, sans parler de Brasov, pourtant célèbre pour son usine aéronautique et son aéroport.
Finalement, Ioana a eu une idée audacieuse : pourquoi ne pas rejoindre une organisation humanitaire en tant qu'interprète ? Le lendemain, elle a appris dans la presse qu'une série de convois humanitaires étaient organisés dans plusieurs villes françaises à destination de la Roumanie, principalement de la Transylvanie, et qu'une demi-douzaine d'entre eux prévoyaient de passer par Brasov.
Elle savait que sa ville natale était jumelée à l'ancienne capitale royale, située au bord de la Loire, Tours. Elle appelé la mairie pour savoir s'ils prévoyaient eux aussi d'envoyer une aide humanitaire à Brasov, où la population souffrait de la faim, du froid et des blessures. « Bien sûr, nous partons demain ! », lui a-t-on répondu. D'où nous appelez-vous ? De Nice ? Il paraît qu'une expédition médicale est également en cours d'organisation là-bas. N'hésitez pas à les appeler, l'hôpital Pasteur de Nice est la base de l'opération. » « Mais il est juste là, à quelques minutes à peine de la Promenade des Anglais ! » pensa Ioana, avant d'attraper son manteau et de se mettre à courir vers l'imposant complexe immobilier surmonté d'une grande croix lumineuse.
À l'accueil de l'hôpital, elle apprend que l'équipe de l'expédition se trouve à l'arrière, dans la zone de stockage, où elle s'affaire déjà à charger et à entretenir les véhicules sous la direction de Médecins sans frontières. Ioana a déployé tout son charme balkanique pour séduire le responsable du convoi humanitaire, un médecin urgentiste marseillais à la barbe noire hirsute.
– Vous allez à Brasov ?
– Oui.
– Y a-t-il encore de la place pour moi ?
– Cela dépend de qui pose la question.
– Une interprète née à Brasov, qui connaît la Roumanie et surtout la Transylvanie comme sa poche.
– Très bien, d'accord ! Nous vous réservons une place dans la première voiture du convoi, entre moi et le chauffeur. Départ demain matin à cinq heures. Une demi-heure avant, café et briefing, ne manquez pas de faire connaissance avec vos compagnons de voyage. C'est vrai, dit-il en retirant ses gants, commençons par moi. Je m'appelle Pierre Pagnol, je viens de Marseille et je suis le chef de l'expédition.
– Jeanne Elias ! Je suis ravie de vous rencontrer. Je n'aurais pas pu rêver mieux ! Je ne suis pas rentrée chez moi depuis plus de vingt ans.
Ioana a passé la nuit à fumer cigarette sur cigarette, tellement elle était excitée. À l'aube, lorsqu'elle a dû partir, son compagnon, Pedro, dormait encore profondément. Elle n'a pas voulu le réveiller pour lui dire au revoir, elle a donc juste déposé un léger baiser sur son visage mal rasé, puis elle s'est glissée hors de leur chambre d'hôtel sans faire de bruit.
Il y avait déjà beaucoup d'agitation sur le site de l'hôpital. Les chauffeurs faisaient tourner leurs moteurs à plein régime pour éviter que le givre hivernal ne se forme sur les vitres. Pierre faisait également les cent pas entre les voitures pour inviter tout le monde à prendre un café à l'entrepôt central afin de donner les dernières instructions.
« Bonjour, chef ! On y va ? » demanda Ioana.
« Nous devrions déjà être en route, répondit Pierre. Mais nous attendons encore quelqu'un : une interprète d'Avignon qui connaît très bien la région et qui a des contacts en Roumanie.
— D'Avignon ? demanda Ioana, enthousiaste. Comment s'appelle-t-elle ?
– Attendez, je vais vérifier ma liste.
– Cherchez à la lettre L ! Ça ne peut être que Lucie Legrand, la « demoiselle d'Avignon », ma chère professeure à l'université de Bucarest.
– Bingo ! C'est elle...
– Je la vois, elle fait signe de loin…
– Bonjour tout le monde ! Pardon pour le retard ! Je viens de courir depuis la gare... Je ne pensais pas que les taxis seraient aussi en grève ici à Nice.
– L'important, c'est que vous soyez là, le rassura Pierre. Cette dame sera également votre compagne de voyage. Mais je vois que je n'ai pas vraiment besoin de vous présenter.
« Lucie ! Ioana ! » s'écrièrent-elles en même temps, en s'étreignant longuement, les larmes aux yeux. Elles ne s'étaient pas revues depuis le printemps 1968, elles s'étaient seulement donné de temps en temps des nouvelles par téléphone, en se disant qu'elles se reverraient bientôt... Ce qui a pris une bonne vingtaine d'années.
Ioana savait qu'après son départ, Lucie n’était pas restée longtemps à Bucarest, et à peine un an plus tard, non seulement elle a dû quitter l'université, mais elle a aussi été expulsée de Roumanie, après avoir été humiliée et accusée d'espionnage. D'une part, parce que sa protégée, Ioana, n'était pas revenue de sa bourse d'études à Paris, d'autre part, parce qu'il s'était avéré que sous le pseudonyme de « Mademoiselle d'Avignon », elle avait publié dans la presse française des reportages révélateurs sur la situation roumaine, les procès politiques et, d'une manière générale, le non-respect des droits de l'homme. Cela a été rapporté à la Securitate par trois agents recrutés parmi ses étudiants de Bucarest. La Securitate a alors commencé à la harceler et à la faire chanter systématiquement. Lucie n'a rien nié de ce que les services secrets roumains lui reprochaient, car elle estimait n'avoir commis aucun crime et pensait que sa nationalité française la protégerait de conséquences plus graves. Elle a donc été d'autant plus déçue que la diplomatie culturelle française ne l'ait pas soutenue. De plus, lorsque la police secrète roumaine a menacé la professeure licenciée d'arrestation et de poursuites pénales, l'ambassadeur français à Bucarest a lui-même demandé qu’afin d'étouffer l'affaire, la femme soit plutôt expulsée avec discrétion. Paris ne s'y opposera pas ouvertement et enverra volontiers à sa place un professeur fiable à la faculté des lettres de Bucarest.
En cours de route, l'ancienne lectrice et son élève préférée se sont raconté leurs voyages et leurs activités des deux dernières décennies. Lucie avait changé de carrière et passé la majeure partie de ces deux décennies mouvementées en Afrique, d'abord comme collaboratrice de la Croix-Rouge, puis de l'UNICEF et de la FAO, en tant que coordinatrice locale de nombreux programmes d'aide internationaux. Elle a séjourné dans presque toutes les anciennes colonies françaises : au Sénégal, au Tchad, à Djibouti, au Gabon, au Burkina Faso et à Madagascar où elle eu une longue relation amoureuse avec un fringuant officier de la Légion étrangère.
Ioana (Jeanne) a également raconté comment elle s'était retrouvée à Nice, en tant que lauréate d'un festival de design, puis s'était enfuie à l'aube, laissant derrière elle son compagnon catalan profondément endormi – sans doute définitivement..
« En avant ! » ordonna Pierre Pagnol, chef du convoi, et les deux douzaines de fourgonnettes, les véhicules tout-terrain et les trois camions bien chargés quittèrent la cour de l'hôpital Pasteur de Nice. Ils transportaient plusieurs dizaines de tonnes de denrées non périssables, de médicaments, de lait en poudre, de couvertures et de vêtements d'hiver, sans oublier, dans le camion le plus spacieux, un équipement chirurgical complet destiné à l'hôpital pédiatrique de Sepsiszentgyörgy. Ils prirent d'abord la direction de la frontière italienne en longeant la Côte d'Azur. Jusqu'à Menton, deux motards les précédaient et les suivaient afin que les voitures impatientes ne dispersent pas le convoi.
Ioana, alias Jeanne, était heureuse et déterminée à rentrer chez elle après tant d'années et à faire quelque chose pour les siens, qui avaient tant souffert pendant toutes ces années. Trois médecins expérimentés et six assistants les accompagnaient, mais à l'exception d'une photographe enthousiaste, aucun journaliste n'avait été invité à se joindre à eux, bien que plusieurs journaux français, dont Le Monde, Le Figaro et Paris Match, aient souhaité envoyer des reporters. Depuis la frontière yougoslave, ils ont fait un détour par Klagenfurt et Graz pour rejoindre Vienne, afin que quelques médecins et étudiants en médecine roumains émigrés puissent se joindre à l'expédition, ce qui s'est avéré très utile par la suite. Leur voyage de Nice à Vienne a duré deux jours, puis trois autres jours jusqu'à Brasov, avec une série d'obstacles inattendus : neige, verglas, crevaisons et pénurie de carburant. Au-delà de la frontière hungaro-roumaine grande ouverte, il y eut ici et là des fusillades sporadiques, à tout moment, des patrouilles armées à l'identité douteuse les contrôlaient.
(Le plus beau cadeau d'un Noël sanglant)
Après cinq jours de route, le convoi humanitaire de Nice est arrivé à Brasov le lendemain de Noël, le 26 décembre, dans la soirée. Le premier voyage d'Ioana (Jeanne) l'a conduite à la maison de ses parents, au 7 Strada Florilor. Pierre et Lucie lui ont gentiment proposé de la ramener chez elle en 4x4 dans cette ville enneigée, bouleversée et encore loin d'être sûre.
Le moment tant attendu des retrouvailles fut à la fois bouleversant et exaltant. Ils pleurèrent et rirent, mais leur joie commune fut mêlée, au début, à une certaine étrangeté difficile à surmonter, due précisément à cette longue absence. Ioana a été bouleversée de voir à quel point ses parents avaient vieilli depuis qu'elle ne les avait pas vus, tandis que ceux-ci ont d'abord été surpris par la façon de parler, les gestes et la tenue vestimentaire de leur fille. Mais cette gêne s'est rapidement dissipée de part et d'autre.
Ioana a conservé pendant vingt ans la chevalière que son père lui avait donnée en cadeau d'adieu. Il est vrai que pendant ses premières années, le bijou a passé plus de temps dans les prêteurs sur gages du quartier latin que à son doigt. Elle l'a montré avec fierté dès son arrivée à la maison :
– Vous voyez, j'ai encore ma bague ! Elle est belle, n'est-ce pas ? Je lui dois beaucoup : elle m'a appris à jeûner à Paris ! Si nécessaire, je ne mangeais pas à ma faim pendant des semaines, juste pour pouvoir la racheter au prêteur sur gages avant qu'elle n'expire. Finalement, elle revenait toujours vers moi…

« Qu'est-ce qui a été le plus difficile au début ? » demanda Dorina.
« M'habituer à la liberté. Le fait que tout dépendait de moi et que je devais constamment faire des choix parmi une multitude d'options.
– Tu n'avais pas le mal du pays ? demanda son père adoptif avec une pointe de reproche.
– Bien sûr que si ! avoua Ioana en riant. Au début, j'en mourais. Et ces dernières années aussi. Chaque fois que je pensais à vous.
« Ma chère Ioana, tu es le plus beau cadeau de ce Noël sanglant ! » dit Dorina, assise sur son lit de malade, les yeux brillants de fièvre.
« Allumons quelques étoiles filantes sur ce petit sapin argenté, puisque je l'ai ramené du jardin avec ses racines. » proposa Ármin. « Et n'oublions pas de sortir les drapeaux roumain et hongrois, même s'ils sont troués, à cause des tirs dans la rue. « Roumains, Hongrois, soyez libres ! »
« J'ai aussi un joli petit drapeau tricolore français », dit Ioana (Jeanne) d'un air malicieux.
« Ça ne me dérange pas, il y a encore de la place », répondit son père. « Au moins, il n'y a pas besoin de le percer, il est acceptable tel quel. »
On sonna à la porte du jardin ; Lucie revenait de l'hôpital régional, où le convoi français avait déjà déchargé la plupart des aides destinées à Brasov. On l'accueillit avec une joie débordante, car elle était revenue sans encombre, avec une bouteille de véritable Champagne et un panier garni de plats chauds à base de poisson. Dorina et Ármin ont tout de suite pris en affection la « demoiselle d'Avignon », non seulement en tant qu'ancienne mentor et protectrice de leur fille, mais aussi pour sa gentillesse et son charme, car elle cherchait toujours à faire plaisir à tout le monde.
« Encore quelques petits cadeaux pour le dessert ! Joyeux Noël à tous ! » annonça Lucie en sortant le dessert de Noël de son sac à dos et en le disposant soigneusement sur la table dressée. Il n'est pas étonnant qu'après le somptueux repas de fête, les chants communs (« Sur le pont d'Avignon ») et les vœux de Noël, elle ait été invitée à passer la nuit dans l'ancienne chambre d'enfant d'Ioana, où un lit lui avait été préparé. Dans sa folle bonne humeur, Ármin la baptisa « Grande Luca » et faillit se mettre à danser avec elle. Une véritable fête de la liberté s'empara d'eux, comme s'ils avaient atterri au milieu du pont d'Avignon, au cœur d'une irrésistible fête populaire. Puis Ármin eut une idée plus sérieuse, il appela Ioana dans son bureau et lui demanda de dédicacer, en français, à Lucie un vieux dessin qui se trouvait dans un tiroir : une copie magistrale du ducat d'argent de Marcus Antonius Brutus, sur lequel le légendaire tueur de tyrans n'avait fait graver qu'un seul mot en majuscules : LIBERTAS. Lucie (Nagy Luca) accueillit ce précieux cadeau avec un sourire larmoyant et le récompensa de trois baisers enthousiastes.

Le lendemain, elle repartit avec le convoi français pour Bucarest. Son ancien élève resta avec ses parents et organisa l'acheminement de l'aide alimentaire et médicale vers le comté de Háromszék.
Le grand bouleversement a ramené Ionat chez elle au meilleur moment, car Ármin avait du mal à s'occuper seul de sa mère gravement malade. Il est resté fidèle à Dorina jusqu'au bout, faisant la queue à l'aube pour obtenir les rations alimentaires disponibles ce jour-là, cuisinant et faisant la lessive, lui administrant ses médicaments et l'aidant à faire ses exercices, lui consacrant tout son temps, matin, midi et soir, pour ne pas avoir à la placer en maison de retraite à la fin de sa vie. À cette époque, ils étaient tous deux à la retraite depuis plusieurs années déjà, et sans le soutien de leurs amis généreux, leurs modestes pensions ne leur auraient pas permis d'acheter les médicaments étrangers vendus à des prix exorbitants sur le marché noir, ni de glisser des pourboires dans les poches des médecins pour chaque traitement intensif.
La détermination obstinée d'Ármin pour Dorina était nourrie par un amour conjugal profond. Mais il n'était pas négligeable non plus qu'il ait perdu ses proches : sa famille, qu'il avait perdue à la fin de la guerre alors qu'il était encore jeune, puis Xénia, sans qu'il sache qu'elle avait connu une fin incompréhensible et tragique, sans qu'il ait pu être à ses côtés et l'aider. Il était donc déterminé à rester aux côtés de sa compagne jusqu'à la fin et à faire tout son possible pour soulager ses souffrances et rendre la phase terminale de sa maladie incurable aussi supportable que possible.
Lors des douces journées du début du printemps, il plantait dans le jardin des plantes favorites de Dorina : les pimprenelles aux feuilles luxuriantes, des fougères, des pierres roses et des perce-neige, ou parmi la magnifique garde d'honneur des orchidées (Orchidaceae), parmi les nombreuses « sabots de Vénus » jaunes à fleurs en forme de panier.
– Oui, oui, plante-les avec les miens... Après tout, j'ai moi-même grandi sur cette chère terre transylvanienne... Et je reviendrai ici, je le sens, bientôt...
– D'accord, répondit son mari en essayant de détourner ses paroles par une plaisanterie, mais ne te précipite pas trop !
– Je sais de quoi je parle. J'ai moi aussi été une plante vivace pendant longtemps, mais je ne vivrai probablement pas jusqu'au printemps prochain. Ma seule consolation est d'avoir revu Ioana, et quand je partirai, aucun de vous ne restera seul...
Ioana est vraiment rentrée au bon moment pour voir sa mère gravement malade encore en vie. Elle a passé beaucoup de temps avec elle, l'a comblée de toutes sortes de bonnes choses et lui a raconté pendant des heures ses aventures dans le « monde libre ». Pendant ce temps, elle gardait un œil sur son père, infatigable malgré son âge avancé, et sa discrète abnégation et son dévouement envers sa mère incurable lui inspiraient une profonde gratitude.
Pendant les derniers jours de Dorina, ils l'emmenaient dans le jardin sur une chaise longue quand ils le pouvaient, mais la pauvre ne faisait que dormir et n'était pas tout à fait consciente même quand elle était éveillée. Ses proches lui tenaient les mains de chaque côté et discutaient doucement pendant des heures au-dessus de la malade gravement atteinte, déjà à moitié partie. Ils avaient tous deux le sentiment de n'avoir jamais été aussi proches l'un de l'autre et savaient que c'était en fait le cadeau d'adieu de Dorina.

« Comment est parti notre chien Béta ? » demanda Ioana à son père pendant la sieste dans le jardin.
« Discrètement, avec des « battements de cœur lointains ». À l'exception de son dernier matin.
« A-t-il beaucoup souffert ?
« Plutôt parce que personne ni rien ne pouvait remplacer son compagnon de jeu disparu.
– Elle m'a manqué aussi... Je pensais souvent à elle, j'ai même rêvé d'elle.
– Nous l'avons enterrée ici, dans le jardin, sous la pierre moussue, là où elle aimait se prélasser au soleil.
– Et maman... où reposera-t-elle ?
– Dans une urne, dans le vieux cimetière. J'ai déjà parlé à l'abbé Bazil, qui a accepté de célébrer les funérailles orthodoxes.
Les cendres de Dorina ont été inhumées plus tôt que prévu, à peine deux semaines après son décès.
À la fin de la cérémonie, sa fille Ioana, bouleversée, a murmuré à l'oreille de son père :
« Je reste... »
« Bien sûr », a répondu Ármin, « tu es chez toi ici, reste aussi longtemps que tu le souhaites.
– Je veux dire que je ne retournerai pas à Paris. Je rentre à la maison, pour de bon.
Ils s'étreignirent et restèrent ainsi jusqu'à ce qu'ils aient pleuré toutes leurs peines et toutes leurs joies sur l'épaule l'un de l'autre.
Traduit par Basilides Bálint (Valentin) Géza
Illustrations par l’auteur