Un tableau de famille part aux enchères
Les temps sont durs ! Les échelles de valeurs changent. Les enfants ne sont plus intéressés par des objets que leurs parents et grands-parents tenaient en haute valeur. Ceux qui ont passé le demi-siècle le savent bien : nos collections de timbres, nos tapis persans, nos livres reliés, nos tableaux de famille n’ont plus la même valeur affective, ni la même valeur commerciale.
Mon oncle Sándor était peintre. Son frère Barna aussi. Tous deux eurent leur heure de gloire entre les deux guerres. Ils étaient tous deux diplômés de l’Académie des Arts de Budapest, ont été boursiers à l’École hongroise de Rome, ont exposé leurs œuvres, ont eu les honneurs de la presse.
Sándor a enseigné de 1942 jusqu’à sa retraite en 1968 au «Képző- és Iparművészeti Szakgimnázium és Kollégium» (Lycée professionnel et collège d'arts plastiques et d'arts appliqués). Il y a de nombreux disciples qui se souviennent de lui comme d’une figure légendaire. A ma naissance, il m’a fait cadeau d’un tableau qu’il a créé en 1940, quatre ans avant ma venue au monde.
Ce tableau, «Mátyás bevonulása Budára» (L'entrée du roi Mátyás à Buda), était au mur, accroché au-dessus de mon lit. J’avais l’habitude de bavarder avec les personnages sans visage, qui étaient accoudés dans la neige, sur les remparts.
Du moins jusqu’à l’âge de 12 ans. Là, en 1956, suite à mon départ précipité pour un pays de l’Ouest (la Suisse), ce tableau, et mes interlocuteurs muets, ont disparu. Quand j’y repensais, je les croyais disparus à tout jamais. Ça faisait partie de tout un lot de choses, d’êtres et d’environnements perdus.
En 1999, lors d’une rencontre avec la veuve de mon père (sa troisième femme), quand je lui dis que j’avais l’intention de revenir en Hongrie, elle me dit :
- Si tu reviens, il faut que je te rende les trois tableaux que ton père m’a laissés.
- Je ne comprends pas, de quoi s’agit-il ?
- Ta mère et ton père se sont rencontrés fin octobre 1956. Elle lui a donné la clé de l’appartement pour qu’il puisse prendre ce qui l’intéressait, avant que tout ne soit saisi ou volé. A l’époque, il n’avait pas de voiture. Il a fait un voyage en tram et a pu sauver ces trois tableaux avant d’être arrêté.
- Ah ! Je ne savais pas. Et quels sont ces trois tableaux ?
- Tes deux ancêtres Madács et « L’entrée du roi Mátyás à Buda ».
- Grand merci. Si tu me les rends, pour les remplacer sur ton mur, tu viendras choisir trois tableaux qui te plaisent, peints par ma femme ou par moi.
Ainsi fut fait. Durant deux décennies, mes ancêtres pendaient au séjour et le roi Mátyás au-dessus de mon lit. Puis ma femme partit pour une autre dimension. J’ai dû commencer à réfléchir à ce qu’il adviendra de mes objets favoris. En premier lieu, j’ai demandé à mes descendants, enfants et petits-enfants, ce qui les intéressait. Mis à part mes disques vinyles et ma collection de BDs, pas grand-chose. D’où mon dilemme : que vont devenir les trois tableaux ?
Mária et Péter Madács, ou du moins leurs portraits, ne se sont pas quitté depuis leur création en 1770. Je ne voulais pas être responsable de leur séparation. Grâce à Dr. Lilla Krász, historienne, je savais que dans son village d’origine, Gemerska Poloma en Slovaquie, on les tenait en grande estime et que des photos de mes tableaux y étaient exposées. J’en fis donc don à la commune, à condition qu’ils restent ensemble.
Restait la question de savoir ce que j’allais faire du roi Mátyás. Par acquit de conscience, j’ai aussi demandé aux neveux et petits-cousins s’ils étaient intéressés. Réponses négatives (quand il y a eu des réponses). Comme tout le monde, j’ai besoin d’argent. J’ai bien pensé hypothéquer ma maison, mais à la banque on m’a signalé qu’au-dessus de 75 ans, on ne peut plus obtenir de crédit. J’ai envisagé la possibilité d’un viager, mais selon les lois hongroises actuelles, seules des compagnies d’assurances peuvent contracter. Renseignements pris, il n’y en a pas une qui s’en occupe. J’essaie donc de vendre mes objets qui ont quelque valeur, d’où l’idée de vendre le Roi Mátyás. Sur son site Internet, une maison de ventes aux enchères de Budapest propose d’estimer le tableau de mon oncle. J’écris une demande et reçois un appel téléphonique me proposant d’inclure l’œuvre dans sa prochaine vente aux enchères publique. Pourquoi pas ? Je rêve de millions (de forints).
Bien sûr, il faut transporter l’objet à la capitale (aller-retour 400 km) pour estimer son état, voir le cadre, etc. Bof ! Mais pour quelques millions, ça vaut la peine. Un aimable jeune monsieur, historien de l’art, qui dit être enchanté de faire ma connaissance, me reçoit puis me déçoit. Il estime la valeur de mon tableau entre 900’000 et 1’500’000 forints et propose la mise aux enchères à 650’000. Adieu le pluriel des millions ! Contre mauvaise fortune je fais bonne figure et abandonne cette partie de mon passé entre les mains expertes du spécialiste.
Quelques mois plus tard, la vente est annoncée et les œuvres exposées. Curieux, dès le premier jour je me rends sur place pour revoir, peut-être une dernière fois, mon roi. Il me faut un certain temps pour le trouver dans une petite salle, derrière une porte, tout près du sol, pas éclairé. Discrètement je me retire. Peu après, l’historien de l’art me téléphone. Il est tout content de m’annoncer que mon tableau va participer à la prochaine vente et que si je vais visiter la galerie, il se fera un plaisir de me donner un exemplaire d’honneur du catalogue de la vente. Un moment, je reste sans voix. J’hésite à lui dire que je sors de l’exposition et que je suis déçu. Puis, réalisant l’inutilité de la démarche, je le remercie.

Trop curieux, je prends le train et combine avec un autre évènement à Budapest pour revoir l'expert et découvrir comment est présenté le tableau de l’oncle Sándor dans le catalogue. L’expert n’est pas disponible. À la réception, c’est une employée de la galerie qui me donne le catalogue imprimé lourd de 550 pages sur papier couché et présentant quelques 250 œuvres mises en vente. Nouvelle déception : mon objet est le 227ème, donc assez mal placé.

Une semaine plus tard, arrive le jour de la vente aux enchères que tout le monde attend. La publicité a été bien faite : tous les médias en parlent et les messages électroniques pleuvent. Bien sûr je me rends dans un prestigieux hôtel au bord du Danube où environ 400 personnes suivent le déroulement de la vente. L’animateur est assisté d’une grande équipe. A la longue table placée en face du public se tient le président de la séance (animateur ou crieur, je ne sais quel mot utiliser – j’ai pensé à commissaire-priseur, mais je vois que ce terme correspond à huissier de justice, ce qui n’est pas le cas). À sa droite, une collaboratrice qui, après le coup de marteau attribuant une vente, répète les données de l’objet, le montant de la vente et le numéro de l’acheteur. A sa gauche, un collaborateur commande sur son ordinateur l’affichage de l’objet en cours d’adjudication avec le numéro du catalogue et deux photos de l’œuvre. Sur sa droite, après la table, précautionneusement, avec des mains gantées de blanc, deux hommes présentent l’original. Aux deux côtés de la salle sont installés les télécommunicateurs pour gérer les mises par téléphone ou via Internet.
L’animateur annonce le numéro de l’œuvre, le nom de l’artiste, le titre et la mise de départ. La première personne qui mise le fait à cette somme en élevant une palette avec un numéro qui l’identifie. Ceux qui renchérissent lèvent leur palette. Plus la mise est élevée, plus grande est la surenchère. L’animateur annonce la somme atteinte, demande s’il y a une offre plus haute et compte jusqu’à trois fois. Quand il n’y a plus d’acquéreur pour surenchérir, d’un coup de marteau, il attribue et annonce le numéro de l’objet suivant. En même temps, sa collaboratrice résume la vente qui vient de se terminer.
Le spectacle est attrayant. Il y a un rythme et parfois, s’il y a une longue lutte et qu'un montant élevé est atteint, la salle applaudit. Jusqu’à la moitié du catalogue, l’ambiance est gaie. Il n’y a que deux ou trois œuvres qui n’ont trouvé personne pour miser. L’animateur passe alors à l’objet suivant et signale que les non-vendus peuvent encore être achetés en fin de séance ou en galerie ou en ligne. Ensuite l’ambiance se ternit, la salle se vide peu à peu, le public est lassé, de moins en moins d’objets sont recherchés par les acheteurs. Sur dix œuvres, seulement trois trouvent un acquéreur. Personne ne mise sur le numéro 227. Peut-être que le destin de ce tableau est de rester avec moi de ma naissance à ma mort.
Juste une petite consolation : le numéro 231 est « Ecce Homo » un tableau très connu, création d’un des peintres hongrois les plus cotés, Mihály Munkácsi. Là non plus, personne ne mise. Donc ce n’est pas la valeur du travail de mon oncle qui est en cause, mais bien la manière de conduire la vente aux enchères de la galerie.
Bálint (Valentin) Géza Basilides