L’ARBRE BALADEUR

L’ARBRE BALADEUR

Bálint-Géza Basilides

Bálint-Géza Basilides, dit Valentin – avec un nom comme ça il est impossible de ne pas être peintre.

Peintre vieillissant, un peu amateur, commençant sur le tard, mais quand même pas dilettante. Surtout pas ! Peintre. Na ! Parce qu’enfin, il est devenu peintre, Bálint Basilides.

Car ce n’est pas la carrière qu’il a commencée.

Il n’a pas commencé de carrière du tout.

Il est né dans l’année, où il ne fallait pas naître en Hongrie, en 1944.

Bálint-Géza Basilides

Sa famille, dont les racines sont dans les Hautes-Terres (1) est une vielle famille de bonne renommée. Elle a donné à la patrie chanteuse d’opéra, peintres, graphistes, acteur, maître de masques, professeur de dessin et restauratrice.

Le père de Bálint-Géza, Ábris (2) était metteur en scène de cinéma. Sa mère, Hilde, céramiste, peintre, poète et dessinatrice de mode.

En 1956 les parents de Bálint, déjà divorcés, se trouvèrent devant le dilemme inévitable : partir ou rester.

Le père a dit : « Hilde, toi pars avec les enfants ! » « Et toi, pourquoi restes-tu ? » demanda la femme. « Parce que si tout le monde partait, il n’y aurait plus de pays. »

Donc la mère et les deux enfants sont montés dans le train. Le train traverse la Suisse et distribue les réfugiés. Dans une ville il en descend une douzaine, dans la deuxième une demi-centaine, la troisième localité prend en charge une quarantaine. La maman parle allemand, elle pensait trouver sa place dans la région de Zurich. Mais en route, elle fît connaissance avec le schwitzerdeutsch. Elle décida d’apprendre plutôt le français. Ils descendirent dans la première ville francophone.

C’est ainsi que Valentin a passé quarante-trois ans à Neuchâtel.

C’est là qu’il finit ses écoles, neuf primaires pour être exact.

Bálint-Géza Basilides

Ensuite il travailla comme employé de bureau, vendeur, ouvrier du bâtiment, éducateur, puis à nouveau employé de commerce. Entre temps il suivit des cours, passa des examens et fit un post grade.

Celui qui trouve difficilement sa place dans le monde devint soit psychologue, soit photographe ou s’accroche à l’informatique. Bálint fait partie du dernier groupe.

Dans les années quatre-vingt, il devint directeur d’une firme sérieuse qui produisait des appareils électroniques pour les personnes handicapées. En Suisse l’assurance paye ces choses, ainsi l’affaire était quasi sûre. Porte s’ouvrant par le souffle, machine à laver enclenché par le nez, machines disant le texte enregistré – ce sont les choses dont s’occupait celui qui avait trouvé l’âme sœur suissesse et déjà père de trois enfants.

Bálint-Géza Basilides

La femme, la compagne, Marcelle Vallon descend d’une vielle famille paysanne. Elle est née sans main gauche. Sa mère s’est occupée d’elle, comme de ses cinq autres enfants : elle dut aussi tout apprendre et tout faire ; la vaisselle, les nettoyages, la couture et le tricot. Elle a commencé l’école dans son village, puis voyagea à Zurich, à Londres à Oxford. Par sa formation elle est céramiste « peintre sur céramique » (3), mais depuis dix ans elle ne fait que peindre et s’occuper de son jardin. Dans son petit jardin énormément de plantes poussent, parmi elles toutes celles utiles à la cuisine française. Marcelle connaît déjà les noms de toutes les herbes en hongrois. Par exemple : elle appelle l’échalote (indispensable à la confection du magret de canard) « magyarohagyma » (4). De toute façon elle a laissé l’activité culinaire à son mari. Mais nous avons pris de l’avance.

A la fin des années quatre-vingt-dix dans l’entreprise de Valentin un collègue directeur plus jeune, disposant de plus de relations, plus souple, plus dans l’air du temps s’imposa et Bálint décida : il laisse la place.

Il raisonna comme suit : si j’ai pu être réfugié politique en Suisse, alors il est emps de devenir réfugié économique en Hongrie.

Et il parla ainsi à sa femme : « Ma chère Marcelle, j’ai vécu quarante-trois ans dans ton pays, maintenant tu pourrais aussi en vivre quelques-unes unes dans le mien ».

Et, devant le poids de l’argument Marcelle s’inclina.

Bálint-Géza Basilides

Bálint vendit ses actions et ils partirent en Hongrie chercher une maison. Neuchâtel est située à côté d’un lac, et ils désiraient retrouver un lac. Durant le périple à travers la Hongrie ils firent le tour du lac Balaton. Ils se sont arrêtés à Keszthely, se sont promené un peu et rêvassé devant la devanture d’un agent immobilier. La jeune patronne sortit et proposa ses services. Elle leur demanda à quoi ils rêvaient. Ils dirent : que la maison soit spacieuse, qu’elle ait une âme et que l’on voie l’eau. Là-dessus l’agente promit que dans une semaine elle présente dix objets correspondants. Si aucun ne plaît, pas besoin de payer. Une semaine plus tard ils partirent visiter les dix maisons. Depuis six ans ils vivent dans la première visitée.

Dans le pittoresque Cserszegtomaj ils ne vivent plus que pour la peinture.

Tous les deux travaillent l’aquarelle. Marcelle peint de beaux paysages un peu flous, des peintures oniriques, des maisons bizarres qui émergent du vert, des paysages fériques qui se cachent dans le brouillard, des objets de fantaisie, des escargots, des brins d’herbe un peu de tout selon ses envies du moment.

En regardant ses peintures il nous semble parfois voir émerger des taches bizarres, un peu floues et tourbillonnantes des formes humaines, des visages.

Bálint Basilides a changé, il y a une année. Celui qui connaît ses peintures précédentes ne le reconnaîtrait plus dans les actuelles.

Dans l’aquarelle, à l’encre de chine il se dessine. Il y dessine ses histoires, sa vie ses désirs et ses problèmes.

Car l’aquarelle est restée comme base, mais là-dessus vient un nouveau style. Un nouveau monde s’y est construit et s’y construit.

Ce monde a ses acteurs permanents, ses accessoires, ses objets, ses figures permanentes, ses êtres, ses âmes.

C’est un monde étrange et pourtant connu.

Je dois avouer c’est l’arbre que j’aime le plus ici. L’immense bon vieil arbre, qui n’a pas ou pas seulement des racines, mais a aussi des pieds. Arbre baladeur. En même temps stable et mobile. Il partirait, mais il resterait aussi. Il est en même temps autochtone et déraciné. Il prend racine ici et là-bas aussi. Il est ici, mais il est absent, il arrive et il part déjà afin qu’il puisse revenir.

Bálint-Géza Basilides

Dans la plupart des tableaux apparaît la forteresse, le château (5). L’étrange, l’imposant, l’inquiétant sceau de la puissance. Un simple mortel ne peut jamais entrer dans le château ou alors tant pis pour lui. Le château est toujours en haut et l’homme là, en bas.

Le serpent rampe dans la plupart des tableaux symbolisant le mouvement, l’eau les vagues. Il est en compagnie du chameau et de la muraille de Chine qui serpente.

Nous voyons aussi souvent des voyageurs, passagers de trains et de bateaux, des pèlerins et des campeurs. Mais l’escargot paisible et confortable émerge aussi du paysage peint à l’eau. Ensuite il y a les fenêtres. On peut regarder à travers elles aussi bien dehors que dedans. Etre dedans est bien ; chaleureux, sécurisant et familier. On resterait le plus volontiers à l’intérieur. Il y a juste un hic : c’est dehors que tout se passe. Là dehors, où c’est dangereux, incertain, risqué, mais il est vrai jamais ennuyeux.

Voilà le soleil et la lune, des têtes à deux, même trois visages, le vin, la femme, la fleur, le ciel, le poisson, l’oiseau, le cœur, la montre, la coupe, l’aile, l’eau, la poitrine de femme, l’étoile, la fumée, la poule, le pont. Il y a là tout et tout le monde joliment, soigneusement, professionnellement et pourtant indépendamment dessiné au trait sur le fond de couleurs joyeuses ou mélancoliques de paysage, de ciel, de lac, de soleil, de taches.

Voici tout, voici un homme – qui peint.

Rien de spécial, mais ça fait du bien à regarder.

Traduction de l’article « Vándorfa » de Iván Bächer, paru le 3 septembre 2005 dans le supplément culturel hebdomadaire de Népszabadság. Népszabadság est le plus grand quotidien hongrois.

(1) « Felvidék » actuellement partie de la Slovaquie.

(2) Ábris = Ambroise.

(3) En français dans le texte.

(4) Jeux de mot hongrois. L’échalote en hongrois est « mogyorohagyma » soit l’oignon noisette, alors que « magyarohagyma » serait l’oignon hongrois.

(5) En français dans le texte.

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