L’œil de Paris – Il faut qu’une porte soit ouverte ...

L’œil de Paris – Il faut qu’une porte soit ouverte ...

L'oeil de Paris

Un film documentaire et un nouveau livre de Júlia Cserba (1)

« L’œil de Paris ».  Tel était le surnom du photographe Brassai devenu célèbre par ses séries « Paris secret » et « Paris de nuit ». Ce Parisien hongrois - immortalisé dans un roman de Henry Miller – est le sujet du film documentaire hongrois auquel le surnom donne aussi son titre. Et c'est à l'issue de la projection de ce film qu'a été présenté le livre de Júlia Cserba : Il faut qu’une porte soit ouverte, composé de 55 interviews réalisés à Paris avec des artistes : photographes, plasticiens et galeristes, mais également écrivains, comédiens et architectes.

Ces entretiens évoquent des vies passionnantes dont les protagonistes sont de plus en plus connus en Hongrie grâce à des expositions récentes, comme c’est le cas pour Françoise Gilot et Endre Rozsda. Actuellement Judit Reigl et Vera Molnar sont également à la une des chroniques culturelles.   

L'oeil de Paris

Un film documentaire sur Brassai – ambiance parisienne authentique  

Júlia Cserba :  Les réalisateurs du film, István et Roland Borsody, ainsi que toute l’équipe ont très bien réussi.  Avant celui-ci, c’est dans les années 60 que l’on avait tourné un court métrage consacré à Brassai, et depuis on n'avait pas réalisé de film sur lui, mis à part quelques court-métrages de 5 ou 6 minutes. J’apprécie les premières séquences où l’équipe du tournage a repris des scènes sur des lieux repérés et intégrés autrefois par les prises de vue de Brassai. C’est une révélation ce que nous découvrons sur son enfance, ses années de jeunesse à Brasov, sa ville natale. Son portrait, les différents aspects de sa personnalité sont très humains, pas du tout idéalisés, tout en montrant la grande qualité de son art. Indéniablement c’est un grand avantage du film.  Brassai est revenu symboliquement au pays grâce à ce documentaire. Il avait passé son bac à Buda en 1917, et depuis il n’était retourné ni à Brasov, ni à Budapest. Pour l’exposition « Au-revoir », présentant en France des photographes d’origine hongroise, nous avions présenté avec Gabriella Cseh de nombreuses photographies inédites de Brassai.  Dans une vitrine nous avions exposé son album dédié à Paris nocturne – celui qui l’a rendu célèbre.  

Toute une génération d’artistes hongrois entre les Montparnos

Éva Vámos : Dans ton nouveau livre, ainsi que dans tes publications précédentes, tu fais référence à toute une génération d’artistes d’origine hongroise qui s'étaient intégrés assez rapidement aux Montparnos et à l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires A.E.A.R . Parmi plusieurs centaines d’artistes, on retrouve Robert Desnos, Louis Aragon, André Gide, Romain Rolland, Jean-Richard Bloch et André Malraux également. Quel était l’intérêt des artistes hongrois pour ce mouvement ?

Julia Cserba :  C’était un rassemblement de gens de gauche.  Ils luttaient pour la dignité de l’homme, contre l’exclusion nationaliste après l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne, d’où de plus en plus de gens persécutés avaient dû fuir. En adhérant ensemble à l’A.E.A.R. ils ont pu s’imposer dans la vie artistique, participer à des expositions, publier des oeuvres littéraires et musicales. Et tout cela non pas en qualité d’artistes hongrois mais d’artistes qui avaient tout simplement du talent.(2)

Ce n’est pas l’effet du hasard que plus tard, après la guerre, Malraux en tant que ministre de la Culture a été aussi efficace. Ses expériences du mouvement révolutionnaire des années 30 sont à l’origine  d’actions concrètes, de réalisations de grande envergure, comme les Maisons de la Culture  à travers toute la France.(3) Même encore maintenant il y a souvent un bouillonnement culturel dans plusieurs grandes villes de province en France grâce aux maisons de la culture créés à l’époque de Malraux, ministre.

V. E. : Il y a plein d’imprévus dans les récits, dans le destin de chaque personnage que tu as choisi pour l’interviewer. Parmi les musiciens tu évoques la vie et l’œuvre de Paul Arma avec sa veuve Edmée. Tu attires l’attention des lecteurs sur les multiples talents et la vie mouvementée du compositeur et sculpteur. Entre nos contemporains on remarquera la figure du guitariste et compositeur Gabor Gado, ou bien celle de la pianiste Izabella Horvath. Dans le cas d’Izabella, tu l’as connue dès le début à Paris. Elle a parcouru le monde de Cluj/ Kolozsvár jusqu’à Paris et même Toulouse. Comment l’as-tu rencontrée ?

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J.Cs. :  J’ai fait la connaissance d’Izabella à son arrivée à Paris. Avec ses diplômes du Conservatoire de Musique de Cluj et de l’Académie de Musique de Budapest elle avait de la chance. C’est avec une bourse qu’elle a pu continuer ses études à l’Ecole Normale de Musique à Paris.  J’ai quand même vu combien le début était dur pour elle, une jeune Hongroise de Transylvanie qui devait affronter des problèmes identitaires et d’intégration. Depuis elle s’est épanouie.  Elle a réussi de mieux en mieux par son talent et sa persévérance.  C'est est une pianiste reconnue qui se produit en Hongrie et en France et dans d’autres pays européens, ainsi qu'aux Etats-Unis. Elle a enregistré des CD-s d'œuvres pour deux pianos (Rachmaninoff, Lutoslavski et Messiaen) et des morceaux à quatre mains (Debussy, Ravel, Poulenc). Elle enseigne la musique depuis 20 ans déjà dans le Sud de la France - en ce moment à Toulouse.  Il est bien exemplaire qu’elle ait eu l’idée de créer l’Association Franco-Hongroise d’Occitanie, dont elle est la présidente.

Le devoir de mémoire

E .V. : Le devoir de mémoire est un sujet qui revient à plusieurs reprises dans tes interviews. Tu as rencontré Patrick Zachmann (4) de l’Agence Magnum, qui a pris les photos en Hongrie à partir du roman autobiographique d’Adam Biro : Les Ancêtres d’Ulysse.  Ce roman, c’est l’histoire de sa famille remontant jusqu’au 17ème siècle. Et puis tu as rencontré Marek Halter, l’auteur d’une autre histoire de famille juive remontant deux mille ans dans le temps : La mémoire d’Abraham. C’est un récit merveilleux et incroyable.

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J.Cs. :  C’est une histoire de famille incroyable – celle de sa famille qu’il a réussi à remonter jusqu’à Gutenberg grâce à son nom de famille Halter – et ensuite il a recréé une fiction remontant jusqu’à l’an 70 où le scribe Abraham quitte Jérusalem, le Temple en flammes. On suit donc les tribulations des aïeux en Afrique du Nord et à travers toute l’Europe jusqu’au ghetto de Varsovie où Abraham Halter meurt sous les ruines en 1943. Marek Halter avait commencé comme plasticien, remportant des prix, puis il a écrit et il a abandonné la peinture. On ne peut pas faire les deux à la fois. Ce sont des approches différentes.  Un exemple : le cas de Eszter Forrai, poète et peintre franco-hongroise. Quand elle a commencé à peindre elle a cessé d’écrire les poèmes, elle s’est consacrée entièrement à la peinture. C’est Milán Füst, le célèbre professeur à la Faculté de Budapest qui a découvert ses multiples talents.  Il était un peu son mentor et a remplacé le père qu’elle avait perdu à l’âge de 4 ans.

Le secret des galeristes célèbres

L'oeil de ParisV . E.:  Il faut qu’une porte soit ouverte... c'est le titre emblématique du livre.  C’est également le titre de ton interview réalisée avec Vladimir Yankilevsky, et l’artiste t’a raconté l'importance du rôle que les portes jouent dans son œuvre.  C’est avec l’aide de plusieurs galeristes et tout particulièrement de Dina Vierny qu’il a pu partir à la découverte du monde et exposer dans des musées et des galeries. Tu as rencontré des galeristes célèbres : c’est riche en enseignements de voir comment ils se défendent et comment ils réussissent. Il y en a qui héritent, mais il y a aussi ceux qui partent de zéro et sont arrivés.

J. Cs : Un exemple : Marcel Fleiss, fondateur de la Galerie 1900-2000. A l'origine Il était fourreur, et c’est merveilleux de voir comment il est devenu un galeriste de renommée internationale – seul, par ses propres moyens avec une grande sensibilité à l’égard de toutes les tendances des arts plastiques. Il a pris contact avec Man Ray, et c’est alors qu’il a connu les surréalistes. Il était ami d’Arturo Schwarz, un autre galeriste remarquable. Je citerai aussi Kamel Mennour qui est parti de conditions extrêmement modestes pour devenir un grand galeriste. Venant d’Algérie, il a été élevé par sa mère qui travaillait comme femme de ménage et il s’est cultivé tout en travaillant. A l’âge de 35 ans il a inauguré sa première galerie à Paris et il y a quelques années Artnet a positionné sa galerie parmi les 10 galeries européennes de première importance. Sa marque de fabrique est de présenter en parallèle les grands classiques et des jeunes artistes. Dernièrement il a exposé Hantai et Judit Reigl dans sa galerie parisienne. Actuellement nous allons inaugurer à Budapest une grande exposition dédiée à Judit Reigl.(5) J’ai même rencontré Denise René, qui a ouvert sa galerie d’art à la libération de Paris en 1944 dans l’ancienne boutique de mode qu’elle tenait avec sa sœur. Ensuite, pendant des années, ça a été la montée en puissance de sa galerie. « Denise René l’intrépide » – c’est le titre de l’expo qui a rendu hommage à son parcours exceptionnel au Centre Pompidou. Présentant principalement les grandes figures de l’art abstrait, mais s’ouverte sur des œuvres de tous les continents, elle a exposé plusieurs artistes hongrois comme Kassák, Fiedler et c’est avec Vasarely qu’ils ont inauguré la galerie en 1944.(6) 

Vagabondage des artistes

E . V.: Nous suivons les vagabondages des artistes que tu rencontres. Ils ont une patrie, quelquefois même plusieurs. Le plus étonnant s’appelle Frans Schuursma, peintre néerlandais qui vit sur une péniche à Paris, puis prend le large comme ses aieux marins, puis revient. Tu as rencontré de grands artistes célèbres dans le monde, comme Pierre Soulages, Marcel Marceau, et encore dans le monde du spectacle Vera Bródy.

J. Cs : C’est au Musée d’Art Moderne, en face de la tour Eiffel, que l’on aperçoit d’habitude la péniche où vit depuis des dizaines d’années le peintre, Frans Schuursma.  Lui, comme ses toiles, est toujours en mouvement. Avec Pierre Soulages j’ai eu de la chance, car Adam Biro avait édité son livre et m’avait recommandée, et je suis arrivée à l’atelier de Soulages juste au moment où ils déballaient un très grand vase de porcelaine !  C'est à Sèvres que l’on venait de réaliser son œuvre que le président Jacques Chirac voulait offrir à l’empereur du Japon.

J’ai rencontré Marcel Marceau à Paris lors des répétitions de son mimodrame : « Le chapeau melon ». C’était un homme qui ne faisait pas de manières, charmant, et qui savait beaucoup sur les conditions humaines. Il a exprimé ses idées, son espoir que l’humanité puisse cesser les hostilités, les guerres, et que l’art puisse enfin apporter les lumières au 21ème siècle. Toujours dans l’univers des spectacles, je pourrais évoquer Vera Brody qui - pour moi - ressemblait à ses marionnettes avec son sourire innocent – tellement proche des enfants. Elle a fait pendant longtemps la navette entre la France et la Hongrie.   

E.V. :  Il y a beaucoup de Parisiens hongrois dans les milieux artistiques, mais la plupart des gens ignorent leur origine hongroise.

J. Cs. :  Exactement. On est plus au moins au courant que Vasarely est hongrois, pour Lucien Hervé (7) on est plutôt surpris, comme dans le cas pour Yona Friedman.  Je me permets de raconter cette curiosité que, enfants, Yona Friedman et Vera Molnar ont habité dans le même immeuble à Budapest – ce qu ils n’ont appris que sur le tard. Lui a commencé ses études à l‘Ecole Polytechnique de Budapest – enfin c’est encore plus compliqué car à cause du numerus clausus il n’avait pas été admis en 1940 – mais grâce à un professeur bienveillant c’est en auditeur libre qu’il a fréquenté les cours jusqu’à la prise du pouvoir des Croix Fléchés où on l’a dénoncé. Après la Libération Il a parcouru le monde : son utopie de la Ville spatiale, ses activités d’architecte, ses films l’ont rendu célèbre en France, aux Etats-Unis, en Israel et partout ailleurs. Son œuvre est présentée au Centre Pompidou. Il ne voulait pas retourner en Hongrie, mais après des dizaines d’années il y est revenu. Une grande exposition lui a été consacrée au Musée Ludwig en 2011-12.(8)

Pour Vera Molnar, figure éminente de l’abstraction géométrique, j’ai choisi 2 interviews pour le livre – on remarquera à quel point la vie a changé dans l’intervalle d’une vingtaine d’années. Nous avons commencé à parler de l’ordinateur et l’art et nous sommes devenus amies.  Le deuxième volet est le résultat d’une suite de rencontres où j’ai essayé d'aborder des sujets moins connus. Vera a été célébrée par des expositions pour ses 99 ans et on prépare la suite pour son 100e anniversaire.

(Notre journal donnera prochainement écho à sa dernière exposition inaugurée à MOMŰ (9))

L'oeil de Paris

Il y a également 2 interviews avec Françoise Gilot dans ce volume. Et quand nous parlons d’elle, immédiatement la figure de Endre Rozsda apparaît (il a été très tôt salué comme surréaliste par André Breton). Rozsda était le maître et Françoise l’a aidé tout au long de sa vie à organiser des expositions. A la galerie Varfok ils ont eu des expos simultanées. La rue qui monte vers la galerie abrite un espace en plein air - ce qui permet d’attirer un nouveau public et de le familiariser avec l’art. Cette galerie a célébré les 100 ans de Françoise Gilot et tout récemment on a commémoré le 110e anniversaire de Rozsda, et à la galerie et dans le Dôme de la nouvelle Maison de la Musique, avec une représentation exceptionnelle autour de la toile de la Barbe Bleue de Rozsda – pour l’occasion avec la musique de compositeurs hongrois contemporains.(10) Françoise Gilot a partagé sa vie avec Picasso et ils ont eu deux enfants . Après 10 ans elle a choisi l’indépendance dans son art et dans sa vie. Après Paris elle est devenue célèbre aux Etats Unis. Par son deuxième mari Jonas Salk elle était également liée à l’Institut Salk en Californie, et ça l’a aussi avancée dans ses recherches artistiques – ce dont nous avons parlé dans mon deuxième interview.

Et je reviens vers le devoir de mémoire : nous en avons parlé au sujet du roman de Marek Halter, mais il y a bien d’autres artistes dans l’archéologie du passé, comme Alain Fleischer qui au-delà des photographies et du cinéma a écrit un roman où juste à la fin il est à la recherche d’une partie de sa famille fantôme, hongroise juive disparue dans l’Holocauste (11). Fleischer a fondé un centre culturel dans le nord de la France: Le Freynois (12). La mémoire est également omniprésente dans l’œuvre de Christian Boltanski, qui était d’ailleurs ami de Fleischer même s’ils avaient des approches artistiques différentes. C’est en 2020 que Fleischer a présenté son film dédié à Boltanski (13). Boltanski est un artiste immense. J’aimerais bien qu’un jour on puisse voir une exposition Boltanski en Hongrie.

Propos recueillis par Éva Vámos

(1) Párizs szeme – Brassai. film documentaire de István et Roland Borsody, OmegaKreatív, 2021

 Júlia Cserba: Nyissuk ki az ajtót! 55 párizsi beszélgetés, Kijárat Kiadó, Budapest, 2022

(2) Júlia Cserba : Magyar származású fotográfusok Franciaországban az 1920-as évektől napjainkig. Cseh Gabriella közreműködésével. Corvina 2019, p.12-13

(3) Nicole Racine : Malraux et la revue Commune in revue Europe no 727-728, p.29-42

(4) Exposition Euro Visions ,15/9-17/10/2005 à Paris, MagnumSteid/Éditions du Centre Pompidou,p.52-73 l’exposition itinérente au Musée Ludwig, à Budapest du 8/6 au 27/8/2006

(5) Reigl Judit . Szárnyalás-Vol-Flight, inauguration le 22/8/2023, 17h– Kiscelli Múzeum –Fővárosi Képtár – ouvert jusqu’au 27/10/2023

(6) Vasarely :Dessins et compositions graphiques –Vernissage le 13 juillet 1944- inauguration de la Galerie Denise René à Paris

(7) Lucien Hervé est cité à plusieurs reprises dans le JFB ainsi que dans le livre notamment dans l’interview réalisée avec Lucien Hervé, p. 9-14, puis dans l’interview réalisée avec Marcell Esterházy qui se souvient. p.341-346

(8) Yona Friedman : Architecture without building . A nemépités gyakorlata : 29.10.2011- 08.01.2012, Ludwig Museum, Budapest

(9) Vera Molnar 99 : Ritmusok és algoritmusok.MOMŰ – Modern műtár,Balatonfüred, inauguré le 15.7.2023 –ouvert jusqu’au mois de novembre 2023

(10) Rozsda 110 – Örvénylés. Várfok galéria, 26/6/2023 et Magyar Zene Háza 30/5/2023

(11) Alain Fleischer : L’amant en culottes courtes, Editions du Seuil 2006

(12) Le Fresnoy Studio national des arts contemporains

(13) J’ai retrouvé Christian B : C’est ce que montre Alain Fleischer dans son film qui se termine à l’exposition retrospective de Boltanski : Faire son temps du 13.11.2019 au 16.3.2020

 

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