Hongrie : quand la linguistique est appelée au secours des politiques

Hongrie : quand la linguistique est appelée au secours des politiques

Les mélomanes et amateurs d´opéras le savent bien : la turquerie fut un genre très en vogue en Europe à la fin du XVIIIème et début du XIXème siècles, suscitant un véritable engouement. Engouement qui, cependant, ne perdura guère. Et voilà que, 200 ans après, la mode du Turc revient au galop. Certes, dans un but différent, voire opposé : non pour se divertir et moquer, mais bien au contraire pour en louer le plus sérieusement du monde la grandeur et les vertus. De plus, dans un pays qui eut à subir l´occupation ottomane 160 années durant (1526-1686), la Hongrie.

Telle est l´approche que vient de conforter Viktor Orbán lors d´un récent déplacement en Kirghizie pour y participer à une réunion du Conseil de Coopération des Etats turcophones en compagnie des chefs d´Etat turc, azeri, ouzbek, kazakh et kirghize. Mais que vient donc faire la Hongrie dans cette galère ? Précisément pour y affirmer haut et fort l´appartenance de son peuple à la communauté turcophone. Réunion au cours de laquelle le Premier ministre hongrois n´hésita pas à déclarer „soigner nos racines turques” ajoutant que son peuple, se considérant comme descendant d´Attila, demeure conscient - et fier - de son origine „hunno-turque”. 

Si l´on peut sérieusement douter que le Hongrois moyen se sente une telle parenté, voire ait un état d´âme quelconque sur le sujet, la démarche de Viktor Orbán a par contre de quoi faire se cogner au plafond nombre de linguistes et historiens. Car, lancée au XIXème siècle, la théorie d´une origine commune des langues turques et finno-ougriennes (dont le hongrois) a été peu à peu abandonnée par la majorité des spécialistes. Alors pourquoi ? Une démarche qui n´est pas innocente.

Remettant sur le tapis la fameuse théorie du touranisme (courant visant à attribuer à l'ensemble des peuples finno-ougriens et turcophones une origine - linguistique et génétique - commune) prêchée par les milieux nationalistes dans les années 1920, Viktor Orbán entend par là lancer un nouveau défi au monde occidental dont il n´a cessé de fustiger – pas entièrement à tort, il est vrai – la décadence.

Je veux bien. Mais de là à promouvoir une théorie en principe dépassée, le pas est un peu trop vite franchi.  Par ailleurs, pour un homme qui a récemment déclaré la démocratie inexistante en Europe occidentale (sic), s´empresser d´aller faire la cour à un Erdoğan et comparses, réputés, comme chacun sait, pour leur grand attachement aux valeurs démocratiques, voilà qui pourra prêter à sourire. Mais bon, on sait que Viktor Orbán n´en est plus à une contradiction près.

Sur un plan purement historique, il est vrai qu´au cours de leur longue migration de l´Oural aux confins de la mer Noire (Etelköz) au sein de l´empire khazar, les Hongrois côtoyèrent de nombreux peuples, dont des tribus turques qui se joignirent à eux.  Tribus dont ils avaient d´ailleurs appris la langue. Ce qui n´en signifie nullement pour autant qu´ils fussent parents. Au plan linguistique, il est tout aussi vrai que, au-delà de leur caractère agglutinant, les deux langues offrent dans leur structure une foule de similitudes troublantes. Certes. Mais depuis peu, les ressemblances entre langues ouraliennes (finno-ougriennes) et altaïques (turques) ont été réanalysées comme étant de nature purement typologique, sans impliquer nécessairement une origine commune.

Voilà au plan, disons, purement technique. Mais, quoi qu´il en soit, pourquoi aller chercher si loin le prétexte à réorienter sa diplomatie et se targuer d´une forte identité nationale ? D´autant que les Hongrois sont loin de constituer une entité ethnique homogène.  Pour s´en convaincre, il suffira de consulter les annuaires où l´on trouvera nombre de noms à consonnance étrangère, notamment d´origines slave et germanique.

Encore une fois, bien au-delà des débats de caractère linguistique ou ethnique qui, finalement, importent peu, c´est par là un renforcement de ses liens avec l´Est qu´Orbán entend marquer. Cet Orient dans lequel il voit un fort potentiel de développement à long terme face au déclin de l´Occident.

A-t-il tort ou raison ? Allez donc savoir ! Seul l´avenir nous le dira.

Pierre Waline

 

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