De l’autre côté de l’existence

De l’autre côté de l’existence

On estime qu’il y a environ 100000 SDF en Hongrie.

Le 20 Aout 2012, jour de la fête nationale commémorant la fondation de l’État Hongrois,  presque toute la capitale regardait le feu d’artifice au bord du Danube, une dépense impressionnante et un événement qui célèbre chaque année la gloire et la force de ce pays. Il faisait 37 degrés et nombreux étaient les SDF qui se pressaient sur les rives pour jouir du spectacle. Maintenant en février, la température tombe souvent en dessous de zéro et nombreux sont ceux qui dorment toujours là. Entre  le 22 Septembre et le 22 Novembre 2012, vingt personnes sont mortes de froid. J’ai voulu en savoir plus sur les conditions de vie de ceux qui sont « de l’autre côté ».

 

 

Nous arrivons au Duna Plaza, j’y avais travaillé pendant quatre ans au cours desquels j’ai eu la chance de suivre la naissance d’un nouveau groupe résidentiel de luxe, le « Prestige Towers »  séparé de l’île Népsziget (l’île du Peuple)  par un pont industriel monstrueux en fer de couleur rouge sang.

Je constate que le Melba, restaurant qui offrait à l’époque aux employés des bureaux avoisinants un déjeuner pour 1000 HUF sur fond de jazz sirupeux, est toujours ouvert. Un homme nous sourit, lui va prendre son déjeuner, un bol de soupe avec deux tranches de pain, de l’autre côté du pont, dans un établissement bien moins confortable. Il salue d’un grand bonjour le travailleur social qui m’accompagne, Zoltán Bálint, l’homme qui lui servira bientôt son maigre repas.

- Bonjour cher monsieur ! – Les jours de mauvaise humeur l'alternative serait quelque chose ……  de pas vraiment gentil, ni bien élevé, d’une brutalité proportionnelle au niveau d’alcool présent dans le sang.

- Bonjour Monsieur B.-répond mon compagnon. Zoltán Bálint, 34 ans, est un des six travailleurs sociaux qui font fonctionner Isola, l’auberge pour SDF.  Il n’y a pas si longtemps une équipe de service de 6 à 10 membres, et 3 réceptionnistes en alternance,  travaillaient à l’auberge mais  pour des raisons financières ce travail revient maintenant aux assistants avec le support d’un technicien.

Monsieur B, qui fut souffleur de verre à Salgótarján, a perdu sa famille, sa femme et ses deux enfants, dans un accident de voiture et est devenu par la suite alcoolique, avant de perdre son travail puis son appartement.

Puis ce fut la rue.

- A son image, la plupart des habitants d’Isola sont dans un état psychologique difficile.

Parfois, un de ses anciens collègues le fait embaucher pour des boulots de quelques jours, il a alors un peu d’argent  et un meilleur moral. La dernière fois que je l’ai vu il était sobre depuis un vingt jours -me dit Zoltán.

L’auberge de nuit Isola est dirigé par le conseil d’administration de la Fondation Léthatáron (Aux limites de l’existence). Officiellement, la fondation s’occupe des hommes en bonne santé, mais sans abris, de nationalité hongroise ou arrivés d’un des pays de l’Union européenne, ayant au moins 18 ans. Ceux-ci n’ont pas forcément un certificat de santé, mais peuvent recevoir, tous les soirs, de la soupe avec deux tranches de pain, un lit, puis, le matin, du café et un petit pain avec de la margarine. Ils peuvent aussi se laver et depuis peu recevoir un coup de main pour les formalités administratives obligatoires imposées par l’État.

En réalité, la Fondation offre beaucoup plus.

Un couple amoureux passe devant nous, l’île n’est pas réservée à l’auberge ISOLA, mais il y a aussi d'autres établissements, de loisirs surtout.

Au premier regard, l’auberge nous donne l’impression de se trouver dans un camp d’enfants en vacances. Mais en découvrant les chambres, c’est à une caserne, voire à une prison que l’on pense.

La question de l’expulsion des sans-abris d’Isola s’est posé lors de la construction des Prestige Towers. Tout comme dans le cas du bois Terebesi á Kőbánya, aux limites du Zugló, où  les SDF ont eu  jusqu’á septembre  pour quitter le terrain où de nouveaux investissements immobiliers sont prévus. Il est à noter, que ces sans abris n’ont reçu aucun  avertissement écrit ou officiel et ont été simplement informés par les travailleurs sociaux. Dans le même temps, un projet d’intégration des sans-abris a été lancé récemment par le Ministère des Ressources Humaines. Depuis le 15 Décembre 2012, 917 millions de forints sont mis à la disposition  des organisations qui s’occupent des sans-abris. La région de Budapest pourra en recevoir 58 millions et les autres régions 859 millions, soit, de 8 à 140 millions par projet. Depuis le 15 décembre, il est interdit aux sans-abris de vivre dans la rue, surtout dans les lieux publics très fréquentés, comme les passages souterrains. Le Maire de Budapest, M. Tarlós, a pour objectif avec ces mesures d’augmenter la sécurité et ordre public. Le Premier ministre a lancé une consultation nationale  sur la situation des SDF, pour envisager l’utilité de la création d’une contravention de présence illicite dans la rue, contravention qui serait en opposition avec la décision de la Cour Constitutionnelle, d’après laquelle un tel règlement serait une violation des droits à la dignité et à la liberté personnelle des sans-abris.

Il y a bien des causes pour avoir la rue comme espace de vie.

J’ai parlé à des sans-abris qui refusent d’aller dormir dans les auberges. Un couple qui vit ensemble, et dans la rue, depuis 26 ans, ne supportant pas les interactions parfois trop intimes entre certains des autres habitants, du moins, c’est ainsi que je préfère reformuler leur propos.

Les plus vieux et les plus faibles se plaignent que les jeunes volent leurs biens et ne connaissent pas grand-chose au respect de l'autre.

D’après un travailleur social les agressions et les vols sont les deux facteurs principaux du refus de résider dans les auberges. De plus, le niveau de vie assuré par les auberges financé par l’État est vraiment á la limite du minimum vital. Il ajoute: « ceux qui disent que c’est mieux que rien se trompent. On ne fait que maintenir le problème en l’état, un sans-abri est ainsi condamné à rester un sans-abri, incapable de s’en sortir. C’est un coup de main suffisant  juste pour rester en vie, mais pas plus. Il n’y en a pas un deuxième qui suivrait, qui représenterait une aide véritable à la réintégration. Il faudrait  investir plus pour les faire arriver à un niveau d’où ils pourraient rebondir.  La décision positive prise par le Mairie et les services sociaux de créer des points de survie,  ne permet que d’assurer la survie en hiver.

Isola est appréciée par ses habitants, tout comme les travailleurs sociaux qui s’en occupent. A leur avis ici c’est propre, il y a juste le problème des moustiques l’été. L’île est aussi appelé île des Moustiques. Mon apparition est plutôt une bonne surprise, même si ma première question les choque.

- Pourquoi je viens à Isola? Mais qu’est-ce que vous pensez, ma petite ? On n’est pas en sécurité dans la rue. Seulement avec de bons amis, autrement on peut être volé, battu… - et il me montre un homme qui a des blessures récentes sur le visage. - Voyez?

- Oui, je vois,

Un autre habitant m’explique que je suis encore très jeune et je n’ai pas la moindre connaissance de combien il est inhumain de ne pas savoir qui a dormi dans un lit la nuit précédente. L’un d’eux s’appelle Batman, je leur demande une petite explication de ce nom, faute de présence d’une bagnole supersonique noire dans les parages.

-Il s’est jeté d’une hauteur de 13 mètres -  me disent-ils, fièrement, me semble-t-il.

-Je te raconte encore une histoire - me dit Monsieur P. - je prends donc mon stylo mais il m’arrête : - toi, t’es gauchère…  et il me laisse, comme on laisse quelqu’un à qu’il serait inutile de dire quoi que ce soit. Mais tout de suite vient Monsieur F.,  qui a enfin l’occasion de me dire qu’ici, il n’y a plus rien à dire. C’est le niveau où, il n’y a rien qui serait en-dessous, c’est le niveau le plus bas.

- J’ai quatre enfants et une femme misérables. J’ai soixante ans. Vous comprenez ? Je suis un peu ivre, il est vrai, forcément ivre. Mais je ne  comprends pas pourquoi - et une larme coule lentement aux coins de ses yeux – faut-il nous détester ? Je sais bien que je suis en partie responsable d’en être arrivé là mais quand même...

Cette phrase, ce n’est pas la première fois que je l’entends. Ils se culpabilisent. Etre sans abri est un péché selon Monsieur F.  Pour Gyula Balázs Császár, travailleur social, ce n’est encore considéré en Hongrie que comme une  violation de la norme.

-Pourquoi F. ne peut pas entrer?- demande Monsieur P.

-Parce qu’on avait décidé de le sanctionner.

-Mais pourquoi?

-Parce qu’il l’a giflée

-Qui?

-Toi.

-Oui, mais je l’avais bien mérité.

Il y a des occasions où l’agressivité  se manifeste, mais même dans ces cas, on ne met quelqu’un dehors que si c’est vraiment la seule solution, parce que c’est une auberge de niveau 0. Cela veut dire que sans certificat de santé ou en état d’ivresse, ils peuvent encore entrer.

L’affaire en question est bien analysée à la réunion suivante et la décision  est prise après, dans les cas de brutalité une sanction peut être prise pour plusieurs mois. Quand les assistants procèdent aux rituels, ils ont toujours un œil sur les conflits éventuels.

Il est possible d’être enregistré après 3 jours et cela devient obligatoire après 7 jours passés à Isola. 76  SDF, dont l’adresse officielle est celle de l’auberge, peuvent y être logés chaque nuit. De 6 heures du soir à 8 heures du matin.

Apparemment les deux assistants sociaux sont très appréciés par Monsieur F. et les autres: « Il en faudrait un gros paquet comme ces deux-là ! » Avec ses 60 ans il n’est pourtant pas le doyen. Les jeunes arrivent le plus souvent des foyers ou de familles d’accueil. Venu l’âge de partir, à 18 ans, ils reçoivent une indemnité, une somme qu’ils ne peuvent pas garder longtemps,  très vite ils n’ont plus un sou et se retrouvent sans-abris.

- « Venez, prenez-le en photo, il est charmant lui, pourrait passer à la une d’un magazine. » dit-il en montrant un jeune homme au torse nu.

- « Lequel ? » Ai-je demandé sans réfléchir…

-Nőklapja! Et moi, dans Kiskegyed -  ils rirent tous deux avant qu’un troisième ne s’esclaffe.

-Moi dans Zsarumagazin !

Ce jour-là, j’ai eu la chance de voir une image presque conviviale d’Isola, mais il y a bien des histoires qui ne seront pas racontées, des visages qui restent sans sourire.

C’est dans l’ordre d’arrivée que l’on fait entrer les hommes, à l’exception des huit places fixes, réservées à ceux qui ont signé un accord de participation à un programme d’assistance plus personnalisé, une expérience, lancée par la fondation Menhely et le Secours de l’Ordre de Malte en Hongrie. A l’entrée on les note sur la liste du jour, leur distribue une serviette, du savon liquide, du papier toilette mais pas de couverture, car on n’a pas de moyens pour les laver et les sécher tous les jours. En hongrois il y a un proverbe qui dit, tu peux t’étirer aussi long que ta couverture, ici il n’y a pas de couverture….

Mais ils reçoivent du respect. Pour nous, ceux du bon côté, il n’y a que le don, pour le numéro fiscal 18061110-2-43 ou envoyer des produits dont Isola a besoin pour l’hygiène et le nettoyage, des serviettes, des vêtements divers pour l’hiver ou produits alimentaires à l’adresse Budapest, Népsziget,1138 Zsilip u.13, en face des tours de verre aux moquettes épaisses, de l’autre côté...

Csilla Katona

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