La chronique de Dénes Baracs

La chronique de Dénes Baracs

L’Europe, toujours

 

Auguste Rodin, le sculpteur des sculpteurs a fait visiter un jour son atelier à un jeune écrivain autrichien épris de culture française et européenne: Stefan Zweig. Après le tour des lieux, le maître a dévoilé une oeuvre encore inachevée, et ce faisant, il a découvert un petit défaut qu’il s’est mis à corriger sur place. Dans sa ferveur, le maître a complètement oublié la présence de son visiteur, qui devint ainsi le témoin involontaire et fasciné - retenant son souffle, „immobilisé comme une sculpture” - du mystère de la création.

Nous devons la description magistrale de cette scène - rencontre de deux génies - justement à Stefan Zweig, qui l’immortalise dans son autobiographie fascinante et tragique, Le monde d’hier, que je viens de lire durant mes vacances au bord de l’Adriatique. A la beauté du paysage maritime s’additionna le plaisir de ce voyage intellectuel dans l’Europe d’avant-hier, la multitude des portraits perspicaces et amusants des géants de l’Histoire et de la culture de notre continent, de Theodor Herzl à Rainer Maria Rilke, de Romain Rolland à Bernard Shaw, de Richard Strauss à Sigmund Freud, la description magique des villes comme la Vienne impériale ou Paris, „la ville de la jeunesse éternelle” - mais aussi la caractérisation des tournants historiques de son temps.

Là, ce livre magnifique devient tragique, non seulement parce que son auteur d’origine juive - chassé plus tard de sa terre natale et banni de la littérature allemande, justement au moment de ses plus grands succès littéraires, par les nazis conquérants de Hitler - se suicida à l’âge de 61 ans, mais aussi parce que l’on revit les deux terribles chutes de l’Europe du siècle passé, l’éclatement des guerres cruelles et meutrières, et l’échec de tous ceux qui - comme Stefan Zweig, Jean Jaurès, Romain Rolland, Henri Barbusse et autres - ont essayé d’entraver le chemin de la barbarie. Et je devais comprendre avant tout quel était le rôle des mots, comment les mauvais mots, les mauvaises idées peuvent empoisonner des sociétés entières si on ne les démasque pas sur-le-champ.

Passé lointain, direz-vous, mais j’étais au bord de l’Adriatique, et mon hôte - une dame appartenant à la minorité hongroise de la Croatie qui, avec sa famille, a bâti une jolie petite pension sur l’île Pasman en face de la ville de Biograd - m’a beaucoup parlé des conflits sanglants plus récents. Ce sont les drames des années 90’ qui sont allés de paire avec la désintégration de la Yougoslavie, cet Etat multinational qui a disparu tout comme l’Empire austro-hongrois de la jeunesse de Stefan Zweig. „Pendant la guerre”, fut un motif constant de notre conversation. Cette dame qui est née après la Seconde Guerre mondiale, devait subir elle aussi des conséquences personnelles - l’angoisse, les difficultés financières, l’arrêt du tourisme, la rupture des relations familiales etc. – de cette tuerie née aussi de mauvais mots, de sentiments exacerbés par les nationalismes contradictoires si imcompréhensibles, dénoncés jadis par l’écrivain. Et notre hôte faisait partie des fortunés - des centaines de milliers de gens ont tout perdu, et parmi eux beaucoup même leur vie.

Je vous raconte tout cela parce que - correspondant à Bruxelles - j’ai vu et vécu de près cet échec tragique de l’Europe, notamment les débuts de cette nouvelle conflagration balkanique, au début des années 90’. Les différents Etats et politiciens européens ont multiplié les efforts diplomatiques et les appels pathétiques pour prévenir la tragédie, mais, en fait, certains de leurs gestes l’ont même accélérée. Et comme nous le savons, c’est seulement l’intervention américaine qui réussit à y mettre fin (mais pour combien de temps, quand le problème du Kosovo, l’autre bombe a retardement, reste ouvert et plus brûlant que jamais ?). L’Europe, qui devint notre espoir et notre port d’attache, quand la contrainte de Moscou perdit de sa force et l’empire soviétique se dissolut, se révéla de nouveau impuissante.

J’ai lu le livre de Stefan Zweig paralèllement aux journaux qui nous informaient des travaux du Conseil européen de Bruxelles, cette énième conférence interminable et insaisissable. Les dirigeants européens ont essayé encore une fois donc de faire la part du feu après le refus de la fameuse Constitution de l’Union par les électeurs français et néerlandais il y a deux ans. Les télévisions croates ont consacré peu d’espace à cette conférence lointaine - dans notre monde apparemment si radieux le sentiment de danger s’évapore tout comme au temps de Stefan Zweig. Combien de fois a-t-il mentionné dans son livre que, pour lui et pour la majorité des intellectuels de son temps, tout le mal qui arriva ultérieurement était impensable „au 20me siècle”, et que malgré les déceptions précédentes il a toujours continué à croire que le monde „cette fois” éviterait le pire ? Mais il se trompa encore et de nouveau.

L’Europe d’aujourd’hui se porte bien sûr beaucoup mieux, mais on a frôlé de nouveau l’échec à Bruxelles, les chances du „traité réduit” (cette invention de Nicolas Sarkozy réalisée par la ténacité d’Angela Markel) devaient être sauvées in extremis tard dans la nuit après l’expiration du délai ultime. Frank-Walter Steinmeier, le chef de la diplomatie allemande, a eu probablement raison en estimant qu’en cas d’échec l’Europe «aurait reculé d’une génération en matière d’intégration». Et les jeux ne sont pas encore faits, il faut encore élaborer le texte ponctuel et le signer cet automne, et surtout, il faut le réaliser dans les années à venir.

Parce que l’Europe désintégrée - et même l’Europe désunie - a toujours été la guerre. Mais qui a pensé à ces enjeux parmi les citoyens qui ont entendu parler de ce Conseil européen de Bruxelles en juin, qui se rappelle encore le procéssus qui a fait périr l’Europe d’hier, l’Europe de Stefan Zweig ?

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