De l'histoire des «Juifs dans l'âme»

De l'histoire des «Juifs dans l'âme»

Rencontre avec l'écrivain Géza Szávai

 

Il est une histoire incroyable mais vraie que peu de gens connaissent et qui pourtant contient une problématique universelle: celle d'être étranger. Il s'a-git de l'histoire des Sicules judaïsants, communauté hongroise de Transylvanie, dont Géza Szávai nous raconte l’histoire dans son essai-roman sur l’identité intitulé La Jérusalem sicule. La maison d'édition PONT de Budapest, qui a déjà réédité trois fois cet ouvrage en hongrois, vient de publier sa traduction en roumain. L’auteur nous parle de la genèse du livre et de la métaphore qu’il délivre.

 

 

JFB: L'histoire des Sicules judaïsants de Transylvanie est bien particulière. Quand et pourquoi vous y êtes-vous intéressé ?

Géza Szávai: Je suis né dans le village voisin de Bözödújfalu (Bezidul Nou), village qu'on appelait la Jérusalem sicule du fait qu'une grande partie de la minorité hongroise qui y vivait avait choisi la religion juive. Ces Hongrois n'avaient aucun lien de sang avec les Juifs, mais ils étaient devenus des « Juifs dans leur âme », après avoir embrassé la religion unitarienne au moment de la Réforme. Cette conversion spirituelle et religieuse, qui date du XVIè siècle, est unique dans l’histoire des religions chrétiennes. Bref, enfant, ce village faisait partie de «ma» vallée. Et à l'école nous savions tous ce qu'il était advenu aux Juifs, sort auquel n'avaient pas échappé nos voisins, frères spirituels des Juifs. A l'âge de 12 ou 13 ans, moi qui n'aimais vraiment que les mathématiques, les choses concrètes de la vie, j'ai commencé à écrire un roman historique, mais avec des codes secrets comme dans les romans policiers. J'imaginais que s'il existait un village en Transylvanie portant le nom de Jérusalem sicule, il pourrait aussi exister un village sicule de Bethléem, ou reviendrait, une fois, le Messie. Il fallait en trouver la clé, comme dans un problème mathématique. Je me suis mis alors à prendre des photos de toute la vallée, le long du ruisseau Küsmõd (Cusmed) qui la parcourait sur 16 km, à noter des histoires racontées par les vieux. L’un de ces villages n'existe plus aujourd'hui car Ceausescu a décidé dans les années 86-87 de le rayer de la carte, comme plusieurs autres. Il y a fait construire un barrage qui a provoqué non seulement la mort de ce village, englouti, mais surtout la fin tragique d'une région unique en son genre, connue pour sa tolérance. Tolérance exemplaire et nécessaire ! Différentes nations et six religions y coexistaient en toute quiétude. Et, ironie du sort : la population évacuée du village surnommait les immeubles où ils ont été placés le « ghetto»... J’ai donc écrit ce livre pour relater des faits que je ne pouvais pas passer sous silence.

JFB: Vous définissez votre livre comme un roman-essai.

G.Sz.: Oui, un roman-essai sur l'identité de l'homme. Un roman dans lequel la vérité dépasse la fiction. Je voulais montrer combien la réalité peut être encore plus choquante que le romanesque même. L'histoire de La Jérusalem sicule est une métaphore de notre monde. C'est la question de la minorité qui est posée. Je suis né hongrois en Roumanie, donc minoritaire. Etre minoritaire ce n’est point une chose si simple ! Lorsque j'ai vécu à Bucarest sous le régime de Ceausescu, j'ai encore plus vécu la triste situation d'être minoritaire, et j'ai encore mieux compris ce que veut dire être juif. La «juiveté» est une métaphore des minorités.

Mais, d’un autre point de vue, vivre minoritaire est une notion universelle. C'est un problème de calcul et de situation. En 2050, toute la population sera «minoritaire» face aux Chinois. Ou prenons l'exemple de la Tchécoslovaquie. Il y avait 9 ou 10% de Hongrois dans ce pays, or lorsque la Slovaquie a été reconnue, le pourcen-tage des Hongrois est devenu conséquent. C’est encore une question de calculs. Si on change les frontières, les proportions changent aussi. L’existence de l’Europe unie est une vraie chance pour résoudre ce genre de problèmes. Que signifie être minoritaire ou majoritaire ? Que signifie être étranger ? Il faut repenser les cercles de «l’étrangéité» ! Personne ne peut y échapper : en se mariant nous lions notre vie, notre sort, à une personne étrangère, dont naîtra l’être le plus proche de nous : notre enfant. Donc les solutions de briser les barrières de « l’étrangéité » sont tout près de nous. On peut commencer à exercer la tolérance au sein de notre propre famille...

 JFB: Qu’en est-il de la Jérusalem sicule aujourd’hui ?

G.Sz.: Ce lieu est devenu un lieu de pèlerinage. Une fois par an, en août, les anciens locataires qui vivent encore, les enfants de ceux-ci, des connaisseurs de cette triste histoire - et j’espère que mon livre a contribué aussi à cela -, des amis, des intellectuels et des jeunes du monde entier s’y rendent pour se souvenir et perpétrer l’idée de tolérance.

Les Roumains qui ont assisté à la promotion du livre à Bucarest ignoraient cette histoire. Ils en étaient à la fois émus et choqués. Les problèmes que je traite dans ce livre nous concernent tous, locataires de cette vieille Europe.

 Propos recueillis par

Milena Le Comte Popovic

La Jérusalem sicule, aux Editions PONT est disponible en hongrois (Székely Jeruzsálem) et roumain (Ierusalimul Secuiesc). Elle devrait prochainement paraître en français dans l’excellente traduction de Georges Kassai.

www.pontkiado.hu

 

 

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