Sur les chemins de 89

Sur les chemins de 89

Rencontre avec un homme de lettres, européen convaincu: András Petőcz

Poète et romancier, vice-président du P.E.N. Club (Poètes, Essayistes, Nouvelistes) hongrois, András Petőcz s’engage en littérature pour décrire le monde à travers les prismes de l’humour noir et du surréalisme. Il évoque pour nous les actions menées par les opposants dans les années 80 en Hongrie ainsi que sa vision de l’Europe et la nécessité d’étendre «la traduction», qui est, selon Umberto Ecco, «la langue de l’Europe».

JFB : De quelle manière avez-vous contribué aux événements de 1989?

András Petőcz: En vérité, j’ai participé au changement de régime dès les années 1980 alors que j’étais encore étudiant. J’ai été rédacteur en chef de la revue littéraire et artistique Jelenlét dès 1981 à l’Université. Cette revue a été très importante car on y a publié des textes qui s’opposaient au régime. A cette époque, j’ai eu de nombreux contacts avec des membres du groupe de l’opposition démocratique. Cette revue n’était pas un samizdat mais publiait des textes à la limite de ce qui était légal. On a par exemple publié dans le premier numéro des graphiques d’Ágnes Háy, la femme de György Krassó qui était surveillé par la police. On a aussi publié des articles, rejetés ou censurés par le régime, de l'importante revue littéraire Mozgó Világ.

 

JFB : Quels étaient alors vos objectifs?

A.P.: J’étais très jeune mais j’ai toujours eu à l’esprit cette idée qu’il fallait proposer d’autres choses que ce qui existait déjà, en littérature comme dans la vie. Je voulais changer la vie, sans pour autant imaginer qu’il serait possible de changer le régime. En 1983, j’ai publié une petite revue qui avait pour titre Medium Art, à l’aide de photocopies. Les photocopieuses étaient évidemment interdites à l’époque, mais on s’est organisé.

 

JFB : A quel moment avez-vous senti que le régime faiblissait?

A.P.:  Au début des années 1980 des "universités volantes" étaient organisées dans des appartements de la petite rue Óra köz. Tous les premiers lundis du mois, les étudiants pouvaient y écouter des gens de l'opposition comme János Kis, qui était le premier chef du SZDSZ, ou László Rajk. Mais c'est en 1988 que s'est produite de manière spontanée la première grande manifestation. Un groupe s'est formé pour refuser le projet d'un barrage prévu sur le Danube entre la Slovaquie et la Hongrie. On a publié des textes en prose ou en poésie sur le Danube, réunis dans le livre Anthologie du Danube qui a été présenté dans la librairie Írók Boltja sur Andrássy. Beaucoup de monde est venu, la police aussi...

 

JFB : Vous êtes un homme de lettres mais vous êtes-vous cependant engagé politiquement?

A.P.: Il y a eu un moment dans ma vie où j’ai fait le choix d’être un homme de lettres, même si c’est moins lucratif que d’être un homme politique! Il n’empêche qu’en 1989-1990 j’étais au SZDSZ, j’en ai été l’un des fondateurs et en même temps j’étais membre du MDF. C’était comme ça. En 1990, j’ai été le chef du SZDSZ du VIIe arrondissement. J’ai activement participé au référendum des "quatre oui" qui devait proclamer le changement de régime avant les élections parlementaires. Ce sont le SZDSZ et le FIDESZ qui l'ont organisé. J'y ai beaucoup travaillé, distribué des tracts. C'était très important pour moi, mais en même temps j'avais déjà publié des recueils de poèmes et je travaillais à la rédaction de la revue littéraire Új Írás (Nouvelle écriture). On a écrit sur moi que j’étais un leader du mouvement d'avant-garde littéraire. J’ai travaillé pour le changement aux côtés de Gábor Demszky ou encore de István Szent-Iványi que je connaissais des bancs de l’université. 

 

JFB: Ce sont les étudiants et les intellectuels qui ont agi pour le changement sans pour autant chercher à occuper des postes en politique?¶

A.P.: Oui. On a fait des choses pour le changement sans avoir d’ambitions personnelles, et pourtant il n’y a eu aucune reconnaissance pour cela. De nombreuses personnes ont perdu leur emploi dans les années 1980 pour s’être opposées au régime. Ils étaient suivis et avaient une vie difficile. Aujourd’hui, beaucoup sont à la retraite sans revenus ou avec à peine de quoi vivre! Ce n’est pas bien…

 

JFB: Comment voyez-vous la Hongrie aujourd’hui?

A.P.: Je suis vraiment heureux car la Hongrie fait partie de l’Union européenne. C’est très important. Dans les années 1980 il était très compliqué de voyager, le pays était très fermé, comme une prison, le niveau de vie était bas et le savoir était contrôlé par le régime. Nos actions étaient limitées. La situation en Hongrie est aujourd’hui meilleure, même s’il y a des problèmes. Il y a des points d’histoire qu’il faudrait aborder ouvertement pour diminuer des tensions. Il y a un parti d’extrême droite (Jobbik) assez dangereux en Hongrie qui parle toujours de la grande Hongrie et des étrangers. Ce parti profère des paroles antisémites et racistes. Il est important que l’Europe étende des lois communes sur ce que l’on a le droit de dire ou pas. Dans les pays européens comme l’Allemagne, l’Autriche ou la France, nier l’Holocauste est interdit. En Hongrie cela ne l’est pas. On a besoin d’une loi commune sur cette question, sur la parole de haine aussi. Par exemple, dans les journaux hongrois, il n’est pas interdit de traiter les Tsiganes de tous les noms. Je voudrais vivre dans les Etats-Unis d'Europe où les lois sont communes, avec un président commun. En même temps, il faut se demander où sont les frontières de l’Europe. Quand je parle de l’Europe, je ne pense pas seulement à l’euro que la Hongrie devrait au plus vite adopter, même si je sais que cela n’est pas simple, je ne pense pas seulement à la vie économique, mais aux lois. Avec ces lois communes, on vivrait plus facilement.

 

JFB: Quel sujet abordez-vous dans votre livre Idegenek (Les étrangers)?

A.P.: C’est l’histoire d’une fille entre ses huit et dix ans. Elle vit dans un pays où existe la terreur, mais on ne sait pas exactement où se déroule l’action. A la fin du roman il y a une situation qui ressemble assez à ce qui s’est passé à Beslan en Russie. Je ne crois pas qu’il y ait d’autres écrivains qui aient écrit sur Beslan. Je n’en parle pas directement, mais la situation est la même. Je me suis appuyé sur des documents et des témoignages de jeunes filles survivantes pour écrire les pensées de mon personnage. Pour moi cette prise d’otages est le moment le plus tragique du début du XXIe siècle. Pas les tours de New York, même si c’était vraiment horrible, mais Beslan, parce que cela se passe dans une école. Mon livre a été traduit en français par Thierry Loisel mais on n’a pas encore trouvé d’éditeur. J’ai présenté mon texte à Albin Michel où l'on m'a dit qu’on ne pouvait pas le publier parce que l’histoire est trop triste! Quelquefois on doit publier ces choses-là.

JFB: Vous citez Camus en exergue de ce roman, pourquoi?

A.P.: Dans le roman de Camus, il y a un meurtre et on peut sentir comme le malaise d’une guerre. Le sous-titre de ce roman est Trente minutes avant la guerre, un titre qui passe mieux en hongrois que le titre français qui m’avait plu Juste avant la guerre. C’est pour cette raison que je dis toujours que l’Europe qu'elle doit s'ouvrir de l'intérieur mais fermer ses frontières l’extérieur. J’ai écrit à ce sujet un article dans Le Figaro (en octobre 2004) où je dis que l'on a besoin de l’Europe, mais pas trop ouverte sur la Turquie ou la Russie, qu’il fallait trouver les frontières. C’est normal non? C’est bien que coexistent à la fois l’idée européenne et l’idée de l’union méditerranéenne. Pour moi ça marche mieux.

 

JFB: Vous avez écrit beaucoup de choses. Y a-t-il un fil directeur dans vos ouvrages?

A.P.: Je suis un "fanatique" de l'Europe. Depuis toujours. J'ai publié plusieurs choses sur l'Europe. Il y a La métaphore d'Europe (Európa metaforája, poèmes publiés en 1991 et traduits en français en 1998) et, en 1997, un essai En Europe comme un étranger - non traduit - (Idegenként, Európában). J'ai aussi écrit un recueil de poèmes Európa rádió (2005). Je suis vraiment un fan de l’Europe, c’est l’avenir. On a besoin d’une Europe forte.

 

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